Le Monde. PAR JEAN-PIERRE FILIU
La volonté du président français de réconcilier les mémoires autour de la guerre d’Algérie aboutit paradoxalement à une crise sans précédent entre Paris et Alger.
L’enfer est pavé de bonnes intentions. La détermination d’Emmanuel Macron à tourner enfin la page des querelles mémorielles franco-algériennes vient de déboucher sur une crise sans précédent entre Paris et Alger. Ce n’est pas la première fois que la parole présidentielle, mêlant l’officiel à l’informel, suscite trouble et incompréhension sur la scène internationale, entraînant de la part de l’Elysée de laborieux efforts de clarification des « malentendus ». Mais jamais la confusion des genres entre le registre franco-français et le discours diplomatique n’a provoqué une telle tension, compromettant sans doute pour longtemps la sérénité des relations franco-algériennes. Car Macron est parvenu à faire contre lui l’unanimité en Algérie, aussi bien chez les partisans du régime que dans les rangs de l’opposition.
UNE LUCIDITE BIEN TARDIVE SUR LE REGIME ALGERIEN
Le président français paie aujourd’hui des années d’aveuglement sur la nature réelle du régime algérien. Il a longtemps cru, ou voulu croire, que son homologue à Alger, Abdelaziz Bouteflika jusqu’en avril 2019, Abdelmadjid Tebboune depuis décembre 2019, pouvait être son partenaire dans une réconciliation des mémoires entre la France et l’Algérie. Macron se rêvait ainsi en héritier d’un Mitterrand aux côtés de Kohl à Verdun en 1984, permettant à deux peuples enfin apaisés de regarder ensemble vers l’avenir. Un aussi respectable projet était cependant fondé sur une analyse profondément erronée du rapport de force en Algérie, où la contestation populaire du Hirak, une fois obtenue la démission de Bouteflika, a accentué la crispation des généraux algériens et leur mainmise sur la façade civile du pouvoir. Alors que les manifestants exigeaient une « nouvelle indépendance » et remettaient en cause l’histoire officielle de l’Algérie, Macron a préféré accorder son soutien sans réserve à Tebboune, pourtant élu dans un scrutin massivement boycotté par la population.
Tout à son grand œuvre mémoriel, le président français a, en novembre 2020, qualifié de « courageux » son homologue algérien, oubliant que Tebboune avait, sept mois plus tôt, accusé la France d’avoir massacré « plus de la moitié de la population algérienne ». L’annulation, en avril dernier, de la visite du premier ministre français à Alger, sur fond de déclaration anti-française d’un membre du gouvernement, a souligné la fragilité du pari de Macron sur Tebboune. Sans doute frustré par une telle impasse, le président français saisit l’occasion d’un déjeuner à l’Elysée, le 30 septembre, avec des « petits-enfants » de la guerre d’Algérie pour décrire un « système politico-militaire » à la fois « fatigué » et « très dur », car « construit sur la rente mémorielle ». Ces propos provoquent naturellement l’ire du pouvoir algérien, avec rappel de l’ambassadeur d’Algérie à Paris et interdiction du survol de l’Algérie par les avions français opérant au Sahel.
DES PROPOS PRESIDENTIELS DENONCES AUSSI PAR L’OPPOSITION
Le chef de la diplomatie algérienne vient de dénoncer, depuis le Mali, la « faillite mémorielle qui est malheureusement intergénérationnelle chez un certain nombre d’acteurs de la vie politique française, parfois au niveau le plus élevé ». A Alger même, la presse pro-gouvernementale se déchaîne contre « des propos inacceptables qui résonnent comme un casus belli » (L’Expression), contre « la haine et la rancune exprimées par le président Macron » (El Fadjr) ou la « pitoyable quête de voix dans un vote qui fait aux idées d’intolérance et de haine la part belle » (Le Soir d’Algérie). L’opposition n’est pas moins sévère à l’encontre du président français qui, le 30 septembre, s’est également interrogé : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. « Cette mise en cause de l’existence même d’une nation algérienne, que seul le colonisateur français aurait fait émerger, fait pour le coup l’unanimité contre elle en Algérie.
C’est ainsi que Karim Tabbou, figure de proue de la contestation, fustige une « assertion absurde », fruit, selon lui, du « profond désarroi d’un homme qui, faute de gagner de grandes batailles, espère tout au moins gagner sa bataille électorale ». L’ancien ambassadeur Abdelaziz Rahabi, très engagé dans le Hirak, dénonce pour sa part « l’opportunisme » du président français et ses « contre-vérités historiques ». Emmanuel Macron a ainsi réussi le tour de force de coaliser contre lui, et à travers lui contre la France, l’ensemble des sensibilités algériennes. L’entêtement de son pari sur Tebboune, qu’il a cru compenser par sa mise en cause tardive d’un « système politico-militaire », a beaucoup pesé dans un tel fiasco. Mais le doute jeté par l’Elysée sur la profondeur historique de la nation algérienne peut difficilement s’apparenter à un travail d’apaisement des mémoires. Et il faudra du temps pour prendre la mesure des dommages infligés à la relation franco-algérienne par une séquence aussi heurtée.
Dans un tel contexte, les mots qu’Emmanuel Macron prononcera le 17 octobre prochain sont très attendus. Le soixantième anniversaire des ratonnades policières de Paris, au cours desquelles des dizaines d’Algériens ont été tués, peut en effet être marqué par des gestes mémoriels d’une grande portée. Reste à savoir s’ils suffiront à apaiser le trouble profond qui prévaut désormais dans les relations franco-algériennes.
Photo « L’Algérie n’est pas à vendre », pancarte anti-française lors dune manifestation à Alger, le 9 avril 2021 (Riyad Kramdi, AFP)