octobre 24, 2019
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La « philanthropie » : moteur discret de l’impérialisme et de l’ingénierie sociale (par Arundhati Roy)

Ce texte est tiré de l’excellent livre d’Arundhati Roy intitulé Capitalisme : une histoire de fantômes (Gallimard, octobre 2016).


[…] Ce qui suit dans cet essai apparaîtra peut-être aux yeux de certains comme une critique assez sévère. D’un autre côté, dans le respect de la tradition qui veut que l’on honore son adversaire, cela pourrait être interprété comme une reconnaissance de la vision, de la souplesse, de la subtilité et de la ferme détermination de ceux qui ont consacré leurs existences à débarrasser le monde de tout danger pour le capitalisme.

Leur captivante histoire, qui a disparu de la mémoire contemporaine, débute aux États-Unis à l’aube du 20ème siècle lorsque, sous la forme juridique de fondations financées, la philanthropie corporatiste a commencé à remplacer l’activité missionnaire, qui consiste à dégager l’accès pour l’arrivée du capitalisme (et de l’impérialisme), et à garantir le maintien du statu quo.

La Carnegie Corporation, fondée en 1911 par les bénéfices de la Carnegie Steel Company, et la Rockefeller Foundation, fondée en 1914 par J.D. Rockefeller, fondateur de la Standard Oil Company furent parmi les premières fondations à être créées aux États-Unis. Les Tatas et les Ambanis de leur époque.

L’ONU, la CIA, le Council on Foreign Relations (CFR), le plus fabuleux musée d’art moderne de New-York et, bien sûr, le Rockefeller Center de New-York (où la peinture murale de Diego Riviera a dû être décollée du mur parce qu’elle représentait malicieusement des capitalistes dépravés et un Lénine vaillant – la liberté de parole avait pris un jour de congé) sont quelques-unes des institutions financées, dotées de capitaux ou soutenues par la Rockefeller Foundation.

J.D. Rockefeller fut le premier milliardaire d’Amérique et l’homme le plus riche du monde. Il était pour l’abolition de l’esclavage, soutenait Abraham Lincoln et ne buvait jamais d’alcool. Il était convaincu que son argent lui était donné par Dieu, ce qui devait être agréable pour lui.Voici quelques vers d’un des premiers poèmes de Pablo Neruda intitulé « Standard Oil Company » :

Ses empereurs obèses vivent

à New York, ce sont de souriants

et doux assassins qui achètent

soieries, nylon, cigares, aussi

des tyranneaux, des dictateurs.

Ils achètent pays et peuples,

mers, policiers et députés,

régions éloignées dans lesquelles

les pauvres gardent leur maïs

comme les avares leur or :

mais la Standard Oil les réveille,

elle leur donne un uniforme,

leur montre le frère ennemi,

et le Paraguay fait sa guerre,

et la Bolivie en forêt

s’épuise avec sa mitrailleuse.

Un président assassiné

pour une goutte de pétrole,

une hypothèque de millions

d’hectares, une hâtive

exécution au petit jour

mortel de clarté, pétrifié,

un nouveau camp de prisonniers

subversifs, en Patagonie,

la trahison, la fusillade

sous une lune empétrolée,

un changement ministériel

subtil dans la capitale, une

rumeur comme une marée d’huile

et puis la griffe, et tu verras

comment brillent, sur les nuages,

sur les mers et sur ta maison,

les lettres de la Standard Oil

illuminant ses possessions

Quand les fondations financées par les entreprises firent d’abord leur apparition aux États-Unis, un débat houleux prit place au sujet de leur provenance, de leur légalité et de leur manque de responsabilité financière. Les gens suggérèrent que si les sociétés avaient de l’argent à ne savoir qu’en faire, elles devraient augmenter les salaires de leurs employés. (À l’époque, les gens faisaient ce genre de suggestions outrancières, même en Amérique.) L’idée de ces fondations, tellement ordinaires aujourd’hui, était en fait une preuve de la grande imagination du monde des affaires. Des entités légales qui ne paient pas d’impôts, possèdent d’énormes ressources et ont quasiment carte blanche — sans aucun compte à rendre, sans aucune transparence —, quel meilleur moyen de faire fructifier la richesse économique en capital politique, social et culturel, de transformer l’argent en pouvoir ? Quel meilleur moyen pour les usuriers d’utiliser un minuscule pourcentage de leurs bénéfices pour diriger le monde ? Par quel autre moyen Bill Gates, qui, certes, touche sa bille en informatique, se serait-il retrouvé à concevoir les politiques en matière d’éducation, de santé et d’agriculture non seulement pour le gouvernement américain mais pour les gouvernements partout dans le monde ?

Au fil des ans, à mesure que les gens furent témoins de certaines actions réellement bonnes de la part des fondations (financer des bibliothèques publiques, éradiquer les maladies), le lien direct entre les entreprises et les fondations qu’elles finançaient s’estompa progressivement. Jusqu’à disparaître complètement. Maintenant, même ceux qui se considèrent de gauche n’hésitent plus à accepter leurs largesses.

Dans les années vingt, le capitalisme américain avait déjà commencé à chercher hors de ses frontières des matières premières et des marchés extérieurs. Les fondations se mirent à formuler l’idée d’un gouvernement d’entreprise mondiale. En 1924, les fondations Rockefeller et Carnegie instituèrent conjointement ce qui est aujourd’hui le groupe de pression de politique étrangère le plus puissant au monde — le Council on Foreign Relations (CFR), qui finirait par être financé également par la fondation Ford. En 1947, la CIA fraîchement créée était soutenue par le CFR avec qui elle travaillait en étroite collaboration. Au fil des ans, le groupe a compté dans ses rangs vingt-deux secrétaires d’État. On dénombrait cinq de ses membres dans le comité de pilotage qui planifia les Nations unies, et une subvention de 8,5 millions de dollars de John D. Rockefeller permit d’acheter le terrain sur lequel fut construit le siège de l’organisation.

Les onze présidents de la Banque mondiale depuis 1946 — des hommes qui se sont présentés comme des missionnaires pour les pauvres — ont été membres du CFR. (Seul George Woods a fait figure d’exception, mais il était par ailleurs membre du conseil d’administration de la fondation Rockefeller et vice-président de la Chase Manhattan Bank.)

À la conférence de Bretton Woods, qui créa la Banque mondiale et le FMI, il fut décidé que le dollar serait la monnaie de réserve du monde, et qu’en vue d’accroître la pénétration du capital mondial il serait nécessaire d’universaliser et de standardiser les pratiques des affaires dans un marché ouvert. C’est à cette fin que la Banque mondiale et le FMI dépensent des sommes importantes pour promouvoir la bonne gouvernance (tant qu’ils tirent les ficelles), le concept d’autorité de la loi (à condition qu’ils aient leur mot à dire dans l’élaboration de la législation), et des centaines de programmes anticorruption (pour rationaliser le système qu’ils ont mis en place). Deux des organisations les plus opaques et les plus secrètes au monde exigent transparence et responsabilité financière de la part des gouvernements des pays pauvres.

Étant donné que la Banque mondiale a plus ou moins dirigé les politiques économiques du tiers-monde et contraint les marchés à s’ouvrir l’un après l’autre pour la finance mondiale, on pourrait dire que la philanthropie d’entreprise s’est révélée être l’une des affaires les plus visionnaires de tous les temps.

Les fondations d’entreprises administrent, échangent, canalisent leur pouvoir et disposent leurs pions sur l’échiquier à travers un système de clubs d’élite et de groupes de réflexion dont les membres se recoupent et échangent leurs places dans un perpétuel chassé-croisé.Contrairement aux diverses théories du complot qui circulent, particulièrement chez les groupes de gauche, il n’y a rien de secret, de satanique ou de maçonnique dans cet arrangement. Il n’est pas très différent de la façon dont les entreprises utilisent des sociétés-écrans et des comptes offshore pour transférer et gérer leurs capitaux — sauf que la monnaie d’échange est le pouvoir et non l’argent.

L’équivalent transnational du Council on Foreign Relations est la Commission trilatérale, créée en 1973 par David Rockefeller, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski (membre fondateur des moudjahidin afghans, ancêtres des talibans), la Chase Manhattan Bank et quelques autres éminences du secteur privé. Son but était de créer un lien durable d’amitié et de coopération entre les élites nord-américaines, européennes et japonaises. Elle est désormais devenue une commission pentalatérale puisqu’elle compte des membres chinois et indiens (Tarun Das de la Confederation of Indian Industry ; N. R. Narayana Murthy, l’ancien PDG d’Infosys ; Jamshyd N. Godrej, le directeur général de Godrej ; Jamshed J. Irani, le directeur de Tata Sons ; et Gautam Thapar, le PDG d’Avantha Group).

L’institut Aspen est un club international d’élites locales, d’hommes d’affaires, de bureaucrates et d’hommes politiques, avec des franchises dans plusieurs pays. Tarun Das est le président de l’institut Aspen en Inde. Gautam Thapar en est le directeur. Plusieurs membres de la direction du McKinsey Global Institute (à l’initiative du Delhi Mumbai Industrial Corridor) sont membres du Council on Foreign Relations, de la Commission trilatérale et de l’institut Aspen.

La fondation Ford (qui sert de faire-valoir libéral à la plus conservatrice fondation Rockefeller, quoique les deux travaillent ensemble constamment) fut établie en 1936. Bien que cela soit souvent minimisé, la fondation Ford a une idéologie très claire et bien définie, et travaille de façon extrêmement étroite avec le département d’État américain. Son projet de renforcer la démocratie et la « bonne gouvernance » s’inscrit largement dans le programme de Bretton Woods de standardiser les pratiques des affaires et de promouvoir l’efficacité dans l’économie de marché. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les communistes remplacèrent les fascistes comme ennemi numéro un du gouvernement américain, il fallut créer de nouveaux types d’institutions pour gérer la guerre froide. Ford finança la RAND Corporation (Research and Development Corporation), un laboratoire d’idées dédié au domaine militaire qui commença avec la recherche sur les armes pour les services de défense américains. En 1952, afin de contrecarrer « les efforts persistants des communistes pour pénétrer et perturber les nations libres », Ford établit le Fund for the Republic [Fonds pour la République] qui se transforma ensuite en Center for the Study of Democratic Nations [Centre pour l’étude des nations démocratiques], dont la mission était de mener la guerre froide avec intelligence et sans excès maccarthystes.C’est sous cet angle que nous devons considérer le travail effectué par la fondation Ford avec les millions de dollars qu’elle a investis en Inde — son financement d’artistes, de cinéastes et d’activistes, ses généreuses dotations de bourses d’études et de cours à l’université.

Les « objectifs pour l’avenir de l’humanité » affichés par la fondation Ford comprennent des interventions dans des mouvements politiques citoyens à l’échelon tant local qu’international. Aux États-Unis, elle dispensa des millions sous forme de bourses et de prêts pour soutenir le mouvement des coopératives de crédit qui fut lancé en 1919 par le propriétaire de grands magasins Edward Filene. Ce dernier croyait en la création d’une société de consommation de masse en offrant aux travailleurs un accès abordable au crédit — une idée radicale à l’époque. Enfin, la moitié seulement d’une idée radicale, car Filene prônait par ailleurs une distribution plus équitable du revenu national. Les capitalistes s’emparèrent de la première moitié de la suggestion de Filene et, en déboursant des dizaines de millions de dollars de prêts « abordables » destinés aux travailleurs, transformèrent la classe ouvrière américaine en individus endettés en permanence qui courent après leur train de vie.

Bien des années plus tard, cette même idée s’est répandue dans les campagnes pauvres du Bangladesh lorsque Muhammad Yunus et la Grameen Bank ont apporté le microcrédit aux paysans affamés, ce qui a eu des conséquences désastreuses. Les pauvres du sous-continent ont toujours vécu avec des dettes, en proie à l’usurier sans merci du village : le baniya. Mais la microfinance a également transformé cela en entreprise. Les sociétés de microfinance en Inde sont responsables de centaines de suicides — deux cents personnes dans l’Andhra Pradesh rien qu’en 2010. Un quotidien national a publié un message d’adieu laissé par une jeune fille de dix-huit ans qui fut forcée de donner les 150 roupies qui lui restaient, ses frais de scolarité, à des employés tyranniques de la société de microfinance. Le message disait : « Travaillez dur et gagnez de l’argent. Ne faites pas d’emprunts. »

Il y a beaucoup d’argent dans la pauvreté, ainsi que quelques prix Nobel.

Dans les années cinquante, les fondations Rockefeller et Ford, qui finançaient plusieurs ONG et institutions d’enseignement internationales, commencèrent à travailler comme des quasi-extensions de Washington, qui renversait alors des gouvernements élus démocratiquement en Amérique latine, en Iran et en Indonésie. (C’est également à peu près à cette époque que les États-Unis firent leur entrée en Inde, alors non-alignée mais qui penchait clairement vers l’Union soviétique.) La fondation Ford créa un cours d’économie à l’américaine à l’université d’Indonésie. Les étudiants de l’élite indonésienne, entraînés à la contre-insurrection par des officiers de l’armée américaine, jouèrent un rôle crucial dans le coup d’État de 1965 soutenu par la CIA qui porta le général Suharto au pouvoir. Il remercia ses mentors en massacrant des centaines de milliers de rebelles communistes.

Vingt ans plus tard, de jeunes étudiants chiliens, qui se firent connaître comme les « Chicago Boys », furent emmenés aux États-Unis pour étudier l’économie néolibérale auprès de Milton Friedman à l’université de Chicago (financée par John D. Rockefeller), en préparation du coup d’État de 1973 soutenu par la CIA qui assassina Salvador Allende pour laisser place au général Pinochet et à un règne d’escadrons de la mort, de disparitions et de terreur qui dura dix-sept ans. Le crime d’Allende était d’être un socialiste élu démocratiquement et d’avoir nationalisé les mines chiliennes.

En 1957, la fondation Rockefeller institua pour les représentants de communautés en Asie le prix Ramon Magsaysay, du nom du président des Philippines qui fut un allié crucial dans la campagne américaine contre le communisme en Asie du Sud-Est. En 2000, la fondation Ford créa le prix Ramon Magsaysay du leader émergent. Le prix Magsaysay est considéré comme une récompense prestigieuse chez les artistes, activistes et animateurs socioculturels en Inde. M. S. Subbulakshmi et Satyajit Ray l’ont remporté, tout comme Jayaprakash Narayan et l’un des meilleurs journalistes d’Inde, P. Sainath. Mais ils ont fait plus pour cette distinction que celle-ci n’a fait pour eux. Dans l’ensemble, ce prix est devenu un arbitre discret du type d’activisme qui est jugé « acceptable » ou non.

Chose intéressante, le mouvement anticorruption d’Anna Hazare à l’été 2011 a été mené par trois vainqueurs du prix Magsaysay : Anna Hazare, Arvind Kejriwal et Kiran Bedi. L’une des nombreuses ONG d’Arvind Kejriwal est généreusement financée par la fondation Ford, et celle de Kiran Bedi par Coca-Cola et Lehman Brothers.

Bien qu’Anna Hazare se réclame de Gandhi, la législation qu’il prônait — la proposition de loi Jan Lokpal — était anti-gandhienne, élitiste et dangereuse. Une campagne non-stop des médias détenus par les groupes d’entreprises l’a érigé en voix du « peuple ». À la différence du mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis, le mouvement de Hazare n’a soufflé mot à l’encontre de la privatisation, du pouvoir des entreprises ou des « réformes » économiques. Au contraire, ses principaux soutiens médiatiques ont réussi à faire oublier les énormes scandales de corruption des entreprises (qui avaient aussi éclaboussé des journalistes de premier plan) et utilisé les critiques virulentes de la population envers la classe politique pour réclamer encore plus de limites aux pouvoirs discrétionnaires du gouvernement, plus de réformes, plus de privatisations. Le Groupe indépendant d’évaluation (IEG) de la Banque mondiale a publié une étude depuis Washington disant que le mouvement d’Anna Hazare allait « concorder » avec la stratégie de « bonne gouvernance » de l’organisation. (En 2008, Anna Hazare a reçu un prix de la Banque mondiale destiné à couronner des efforts émérites en matière de service public.)

Comme tous les impérialistes dignes de ce nom, les philanthropes se donnèrent pour mission de créer et de former des cadres internationaux qui seraient convaincus que le capitalisme, et par extension l’hégémonie des États-Unis, était dans leur propre intérêt. Et qui, de ce fait, aideraient à administrer ce gouvernement d’entreprise à l’échelle mondiale comme les élites locales avaient toujours servi le colonialisme. Ainsi commença l’incursion des fondations dans l’éducation et les arts, domaines qui allaient devenir leur troisième sphère d’influence après la politique économique étrangère et la politique économique intérieure. Elles dépensèrent (et continuent de dépenser) des millions de dollars dans les institutions scolaires et la pédagogie.

Dans son merveilleux livre intitulé Foundations and Public Policy : The Mask of Pluralism, Joan Roelofs décrit comment les fondations repensèrent les vieilles idées sur la manière d’enseigner la science politique et comment elles façonnèrent les disciplines d’études « internationales » et « régionales », offrant ainsi aux services de renseignements et de sécurité américains un vivier d’experts en langues et en cultures étrangères dans lequel recruter. La CIA et le département d’État américain continuent de travailler avec des étudiants et des professeurs dans les universités américaines, ce qui soulève de sérieuses questions concernant l’éthique des bourses d’études.

La collecte d’informations en vue de contrôler les gens est fondamentale pour toute puissance dirigeante. Tandis que la résistance à l’acquisition des terres et aux nouvelles politiques économiques se propage partout en Inde, dans l’ombre d’une guerre ouverte au centre du pays, comme technique d’endiguement, le gouvernement indien s’est lancé dans un gigantesque programme de biométrie, peut-être l’un des projets de collecte d’informations les plus ambitieux et les plus coûteux au monde : le Unique Identification Number (UID) [numéro d’identification unique]. Les gens n’ont pas d’eau potable, de toilettes, de nourriture ou d’argent, mais ils auront des cartes électorales et des numéros UID. Est-ce une coïncidence que le projet UID, qui est dirigé par Nandan Nilekani, l’ancien PDG d’Infosys, et qui est soi-disant conçu pour « offrir des services aux pauvres », prévoie d’injecter des sommes d’argent colossales dans une industrie de technologie de l’information quelque peu aux abois ? Numériser un pays ayant une aussi vaste population d’illégitimes et d’« illisibles » — des gens qui sont pour la plupart des habitants de taudis, des colporteurs, des adivasis sans titres de propriété terrienne — les criminalisera en les faisant passer du statut d’illégitimes à celui d’illégaux. L’idée est de réaliser une version numérique de l’« enclosure des biens communaux » et de placer d’énormes pouvoirs entre les mains d’un État policier qui se durcit toujours plus. L’obsession technocratique de Nilekani pour la collecte d’informations correspond à l’obsession de Bill Gates pour les bases de données numériques, les cibles numériques et les « fiches de progrès », comme si c’était un manque d’information qui provoquait la faim dans le monde, et non pas le colonialisme, l’endettement et la politique d’entreprise axée de façon biaisée sur le profit.

Les fondations d’entreprises sont les plus gros donateurs en sciences sociales et en arts, et financent des cours et des bourses d’études dans les disciplines du développement, de la communauté, de la culture, du comportement et des droits de l’homme. À mesure que les universités américaines ont ouvert leurs portes aux étudiants étrangers, des centaines de milliers d’entre eux, enfants de l’élite du tiers-monde, y ont afflué. Ceux qui n’avaient pas les moyens de payer les droits d’inscription ont reçu des bourses d’études. Aujourd’hui, dans des pays comme l’Inde et le Pakistan, on ne trouve guère de familles des classes supérieures qui n’ont pas d’enfant ayant étudié aux États-Unis. De leurs rangs sont sortis de bons chercheurs et universitaires, mais aussi les Premiers ministres, ministres des Finances, économistes, avocats d’entreprise, banquiers et bureaucrates qui ont contribué à ouvrir les économies de leurs pays aux entreprises mondiales.

Ceux qui étudiaient la version de l’économie et de la science politique favorable aux fondations furent récompensés par des bourses, des fonds pour la recherche, des subventions, des dotations et des emplois. Ceux dont les visions étaient hostiles aux fondations se retrouvèrent sans financements, marginalisés, ghettoïsés et privés de leurs cours. Progressivement, une imagination particulière — un simulacre fragile et superficiel de tolérance et de multiculturalisme (qui se transforme immédiatement en racisme, en nationalisme fanatique, en chauvinisme ethnique ou en islamophobie belliciste) protégé par une seule et unique idéologie économique globale qui est tout sauf plurielle — commença à dominer le discours. Et sa domination fut telle qu’elle cessa d’être perçue comme une idéologie. Elle est devenue le modèle par défaut, le comportement naturel. Elle s’est infiltrée dans la normalité, a colonisé l’ordinaire, au point que la contester est apparu comme aussi absurde ou ésotérique qu’une remise en cause de la réalité elle-même. Dès lors, le pas fut aisément et promptement franchi pour affirmer : « Il n’y a pas d’alternative. »

Ce n’est que maintenant, grâce au mouvement Occupy, qu’un autre langage est apparu dans les rues et sur les campus des États-Unis. Voir des étudiants avec des banderoles sur lesquelles on peut lire « Lutte des classes » ou « Ça nous est égal que vous soyez riches, mais ça nous dérange que vous achetiez notre gouvernement », c’est, vu les probabilités, presque une révolution en soi.

Un siècle après sa naissance, la philanthropie d’entreprise fait autant partie de notre vie que Coca-Cola. Il existe désormais des millions d’organisations à but non lucratif, dont beaucoup sont reliées aux plus grandes fondations par un dédale financier byzantin. En tout, les avoirs de ce secteur « indépendant » s’élèvent à presque 450 milliards de dollars. La plus grande de ces organisations est la fondation Gates avec 21 milliards de dollars, suivie de la Lilly Endowment (16 milliards de dollars) et de la fondation Ford (15 milliards de dollars).

Tandis que le FMI imposait des ajustements structurels et exerçait des pressions directes sur les gouvernements pour réduire les dépenses publiques en matière de santé, d’éducation, de protection de l’enfance et de développement, les ONG firent leur entrée. La Privatisation de Tout a également rimé avec l’ONG-isation de Tout. Avec la disparition des emplois et des moyens d’existence, les ONG sont devenues une source importante de travail, même pour ceux qui ne se font pas d’illusions à leur sujet. Et elles ne sont certes pas toutes mauvaises. Parmi les millions d’ONG, certaines font un travail radical remarquable, et il serait caricatural de les mettre toutes dans le même sac. Toutefois, les ONG d’entreprise ou parrainées par les fondations permettent à la finance mondiale d’investir dans les mouvements de résistance, exactement comme les actionnaires achètent des parts dans les entreprises pour tâcher ensuite de les contrôler de l’intérieur. Ces ONG forment des nœuds sur le système nerveux central, les voies le long desquelles coule la finance mondiale. Elles fonctionnent comme des émetteurs, des récepteurs, des amortisseurs, attentives à toutes les impulsions, veillant à ne jamais importuner les gouvernements de leurs pays d’accueil. (La fondation Ford exige des organisations qu’elle finance de signer un engagement à cet effet.) Involontairement (et parfois volontairement), elles servent de stations d’écoute, leurs rapports, ateliers et autres activités missionnaires alimentant en données un système de surveillance toujours plus agressif d’États toujours plus inflexibles. Plus une région est en proie à des troubles, plus le nombre d’ONG y est élevé.

De façon malveillante, lorsque le gouvernement indien ou des sections de sa presse institutionnelle veulent lancer une campagne de diffamation contre un authentique mouvement populaire, comme le Narmada Bachao Andolan ou la protestation contre le réacteur nucléaire de Kudankulam, ils accusent ces mouvements d’être des ONG qui reçoivent des « financements étrangers », alors qu’ils savent parfaitement que le mandat de la plupart des ONG, notamment celles qui sont bien dotées, est de servir le projet de mondialisation des entreprises, pas de le contrecarrer.

Armées de leurs milliards, ces ONG se sont lancées à l’assaut du monde, transformant des révolutionnaires potentiels en activistes salariés, finançant artistes, intellectuels et cinéastes, les appâtant gentiment pour les détourner de la confrontation radicale et les orienter vers le multiculturalisme, l’égalité des sexes, le développement des collectivités — le discours formulé dans le style des politiques identitaires et des droits de l’homme.

Les ONG et les fondations ont joué un rôle crucial dans le tour de force conceptuel qui a consisté à transformer l’idée de justice en industrie des droits de l’homme. Le fait de se concentrer étroitement sur cette question permet, en fondant l’analyse sur l’atrocité, d’occulter le cadre plus général et de réprimander les deux parties d’un conflit — disons par exemple les maoïstes et le gouvernement indien, ou l’armée israélienne et le Hamas — pour violation des droits de l’homme. L’appropriation des terres par les entreprises minières et l’histoire de l’annexion des territoires palestiniens par l’État d’Israël deviennent alors de simples détails qui pèsent peu sur le discours. Il ne s’agit pas d’insinuer que les droits de l’homme n’ont pas d’importance. Ils en ont, mais leur prisme ne suffit pas si l’on veut examiner ou comprendre un tant soit peu les grandes injustices du monde dans lequel nous vivons.

Un autre tour de force conceptuel a trait à l’implication des fondations dans le mouvement féministe. Pourquoi la plupart des militantes « officielles » et des organisations de femmes en Inde prennent-elles soin de garder leurs distances avec des associations telles que, par exemple, Krantikari Adivasi Mahila Sangathan (l’association des femmes adivasis révolutionnaires) dont les quatre-vingt-dix mille membres se battent contre le patriarcat dans leurs propres communautés et contre les déplacements de population imposés par les entreprises minières dans la forêt de Dandakaranya ? Pourquoi ne considère-t-on pas l’expropriation et l’expulsion de millions de femmes des terres qui étaient les leurs et qu’elles travaillaient comme un problème féministe ?

La séparation du féminisme libéral d’avec les mouvements citoyens anti-impérialistes et anticapitalistes n’a pas commencé avec les desseins malveillants des fondations. Elle a démarré avec l’incapacité de ces mouvements de s’adapter et de tenir compte de la rapide radicalisation des femmes qui prit place dans les années soixante et soixante-dix. Les fondations firent preuve de génie en reconnaissant cette radicalisation et en s’implantant pour soutenir et financer l’impatience grandissante des femmes vis-à-vis de la violence et du patriarcat dans leurs sociétés traditionnelles et même chez les leaders soi-disant progressistes des mouvements de gauche. Dans un pays comme l’Inde, le schisme correspondait aussi au clivage entre villes et campagnes. La plupart des mouvements radicaux et anticapitalistes se trouvaient dans les zones rurales, où le patriarcat continuait de diriger la vie des femmes. Les militantes des villes qui rejoignirent ces mouvements (comme celui des naxalites) avaient été influencées et inspirées par le mouvement féministe occidental, et leur propre cheminement vers la libération allait souvent à l’encontre de ce que les hommes aux commandes considéraient comme leur devoir : se fondre dans « la masse ». De nombreuses militantes n’étaient pas prêtes à attendre plus longtemps la « révolution » pour mettre un terme à l’oppression et à la discrimination qu’elles subissaient quotidiennement, y compris de la part de leurs propres camarades. Elles voulaient que l’égalité des sexes soit une composante essentielle, urgente et non négociable du processus révolutionnaire, et pas seulement une promesse pour l’après-révolution. Des femmes intelligentes, fâchées et désabusées commencèrent à s’éloigner et à chercher d’autres moyens d’existence et de subsistance. Par conséquent, à la fin des années quatre-vingt, à peu près au moment de l’ouverture des marchés indiens, le mouvement féministe libéral en Inde s’était excessivement ONG-isé. Beaucoup de ces ONG ont largement œuvré sur la question des droits des homosexuels, de la violence conjugale, du sida et des droits des travailleurs du sexe. Mais de façon significative, le féminisme libéral n’a pas été en première ligne pour contester lesnouvelles politiques économiques, même si ce sont les femmes qui en ont été les principales victimes. En manipulant le déboursement des fonds, les fondations ont pratiquement réussi à circonscrire l’éventail de ce que devrait être l’activité « politique ». Les directives de financement des ONG prescrivent maintenant quelles sont les « questions » qui relèvent ou non du féminisme.

L’ONG-isation du mouvement a également transformé la branche libérale occidentale (en vertu du fait qu’elle est la plus financée) en porte-drapeau de ce qui constitue le féminisme. Les batailles, comme d’habitude, ont été livrées sur le corps des femmes, faisant sortir leBotox d’un côté et la burqa de l’autre. (Et puis il y a celles qui subissent la double peine : le Botox et la burqa.) Lorsque, comme cela est récemment arrivé en France, on essaie de contraindre les femmes à abandonner la burqa plutôt que de créer les conditions pour qu’une femme puisse choisir ce qu’elle souhaite faire, il ne s’agit pas de libérer la femme mais de la déshabiller. Cela devient un acte d’humiliation et d’impérialisme culturel. Forcer une femme à quitter la burqa est aussi pernicieux que l’obliger à en porter une. Il ne s’agit pas de la burqa. Il s’agit de la contrainte. Considérer le genre de cette manière, en le dépouillant d’un contexte social, politique et économique, le transforme en question identitaire, en bataille d’accessoires et de costumes. C’est ce qui a permis au gouvernement américain d’utiliser les groupes féministes libéraux occidentaux comme caution morale lorsqu’il a envahi l’Afghanistan en 2001. Les Afghanes avaient (et ont) de terribles ennuis sous les talibans. Mais leur larguer des « faucheuses de marguerites » sur la tête n’allait pas résoudre le problème.

Dans l’univers des ONG, qui a développé un étrange langage apaisant qui lui est propre, tout est devenu un « sujet », une question séparée, professionnalisée et portée par un groupe d’intérêt. Le développement des collectivités, le développement du leadership, les droits de l’homme, la santé, l’éducation, les droits de la procréation, le sida, les orphelins atteints du sida — tous ont été scellés hermétiquement dans leurs silos respectifs, chacun avec ses propres directives précises et élaborées. Le financement a fait éclater la solidarité comme jamais la répression n’a pu le faire.

À l’instar du féminisme, la pauvreté aussi est souvent conçue comme un problème identitaire. Comme si, au lieu d’être le fruit de l’injustice, les pauvres étaient une tribu perdue qui, par le plus grand des hasards, existe, et qui peut être sauvée à court terme par un système de réparations (géré par des ONG sur une base individuelle, en tête à tête), et dont la résurrection à long terme viendra de la bonne gouvernance — sous le régime du capitalisme d’entreprise mondial, cela va sans dire.

Après une brève traversée du désert pendant que l’Inde « brillait », la pauvreté indienne a fait son retour comme identité exotique dans les arts, avec en première ligne des films tels que Slumdog Millionaire. Ces histoires qui parlent des pauvres, de leur courage et de leur résilience incroyables, n’ont pas de méchants — sauf quelques-uns sans envergure qui apportent une tension narrative et une couleur locale. Les auteurs de ces œuvres sont les équivalents contemporains des premiers anthropologues, encensés et honorés pour leur travail « sur le terrain », pour leur valeureux voyage dans l’inconnu. On voit rarement les riches être examinés de la sorte.

Ayant trouvé comment s’y prendre avec les gouvernements, les partis politiques, les élections, les tribunaux, les médias et l’opinion progressiste, l’establishment néolibéral fut confronté à un ultime défi : gérer l’agitation croissante, la menace du « pouvoir du peuple ». Comment l’apprivoise-t-on ? Comment transforme-t-on des protestataires en gentils toutous ? Comment canalise-t-on la colère des gens pour l’évacuer vers des voies sans issue ?

Là encore, les fondations et leurs organisations alliées ont une longue et célèbre histoire. Un exemple révélateur est leur rôle dans le désamorçage et la déradicalisation du mouvement afro-américain pour les droits civiques aux États-Unis pendant les années soixante et la transformation réussie du Black Power [« pouvoir noir »] en Black Capitalism [« capitalisme noir »].

La fondation Rockefeller, dans la lignée des idéaux de John D. Rockefeller, avait travaillé en étroite collaboration avec Martin Luther King Sr. (le père de Martin Luther King Jr.). Mais son influence déclina avec la montée des organisations plus militantes — le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) et les Panthères noires. Les fondations Ford et Rockefeller entrèrent en action. En 1970, elles firent un don de 15 millions de dollars aux organisations noires « modérées », à distribuer en subventions, bourses de toutes sortes, formations professionnelles pour ceux qui avaient abandonné leurs études, et mises de fonds initiales pour les entreprises appartenant à des Noirs. La répression, les luttes intestines et les sirènes du financement conduisirent à l’atrophie progressive des organisations noires radicales.

Martin Luther King Jr. fit des rapprochements tabous entre capitalisme, impérialisme, racisme et guerre du Vietnam. Du coup, après son assassinat, son souvenir même devint toxique, une menace pour l’ordre public. Les fondations et les entreprises ont travaillé dur pour remanier son héritage afin qu’il cadre avec le marché. Le Martin Luther King Jr. Center for Nonviolent Social Change, avec une subvention d’exploitation de 2 millions de dollars, a été créé, entre autres, par Ford, General Motors, Mobil, Western Electric, Proctor & Gamble, U.S. Steel et Monsanto. Le centre entretient la bibliothèque et les archives du mouvement pour les droits civiques. Parmi les nombreux programmes gérés par le centre King se trouvent des projets qui « travaillent étroitement avec le département de la Défense américain, le Comité des aumôniers des forces armées, et autres ». Il fut l’un des sponsors de la série de séminaires Martin Luther King Jr., intitulée : « Le système de libre entreprise : un agent pour le changement social non violent ».

Amen.

Un coup similaire fut réalisé dans la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. En 1978, la fondation Rockefeller organisa une commission d’étude sur la politique américaine en Afrique australe (Study Commission on US Policy toward Southern Africa), dont le rapport mit en garde contre l’influence croissante de l’Union soviétique sur le Congrès national africain (ANC) et déclara que les intérêts stratégiques des États-Unis ainsi que les intérêts des entreprises américaines (c’est-à-dire l’accès aux minéraux d’Afrique du Sud) seraient mieux servis si le pouvoir politique était réellement partagé par toutes les races.

Les fondations commencèrent à soutenir l’ANC, qui ne tarda pas à attaquer les organisations plus radicales comme le Black Consciousness Movement [mouvement de la conscience noire] de Steve Biko et à les éliminer peu ou prou. Lorsque Nelson Mandela prit le pouvoir en tant que premier président noir d’Afrique du Sud, il fut canonisé de son vivant, non seulement pour avoir passé vingt-sept ans en prison en tant que combattant de la liberté, mais aussi pour s’être complètement plié au consensus de Washington. Le socialisme disparut du programme de l’ANC. La grande « transition pacifique » de l’Afrique du Sud, si louée et encensée, signifiait qu’il n’y aurait ni réformes agraires, ni demandes de réparations, ni nationalisation des mines du pays. Au lieu de cela, il y eut de la privatisation et de l’ajustement structurel. Mandela remit la plus haute distinction honorifique d’Afrique du Sud — l’ordre de Bonne Espérance — à son vieil ami et partisan, le général Suharto, le tueur de communistes en Indonésie. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud est gouvernée par une poignée d’anciens radicaux et syndicalistes qui roulent en Mercedes. Mais c’est amplement suffisant pour perpétuer le mythe de la libération des Noirs.

L’ascension du Black Power aux États-Unis fut une source d’inspiration pour l’essor d’un mouvement dalit radical et progressiste en Inde, avec des organisations telles que les Panthères dalits qui reflétaient la politique militante des Panthères noires. Mais le Dalit Power[« pouvoir dalit »] aussi, par des moyens sinon identiques du moins similaires, a été brisé et désamorcé, et il se trouve, avec l’aide généreuse des organisations hindoues de droite et de la fondation Ford, sur la voie de la transformation en Dalit Capitalism [« capitalisme dalit »].

« Dalit S.A. veut montrer que les affaires peuvent vaincre les castes », rapportait l’Indian Express en décembre 2011, pour citer ensuite un mentor de la Chambre de commerce et d’industrie dalit d’Inde (DICCI) : « Faire venir le Premier ministre à une réunion dalit n’est pas difficile dans notre société. Mais pour les entrepreneurs dalits, se faire prendre en photo en compagnie de Tata et de Godrej à déjeuner ou autour d’une tasse de thé est une aspiration — et la preuve qu’ils ont réussi », déclarait-il. Vu la situation dans l’Inde d’aujourd’hui, il serait castéiste et réactionnaire de dire que les entrepreneurs dalits ne devraient pas avoir de place à la table d’honneur. Mais si cela devait être l’aspiration, le cadre idéologique de la politique dalit, ce serait bien dommage. Et cela n’aiderait guère le million de dalits qui vit toujours de la collecte manuelle des excréments — en portant de la merde humaine sur la tête.

On ne doit pas juger trop sévèrement les jeunes dalits qui acceptent des bourses d’études de la fondation Ford. Qui d’autre leur offre une chance de sortir du cloaque du système de castes indien ? La honte et, en grande partie, la responsabilité de ce développement inattendu sont aussi imputables au mouvement communiste indien, dont les chefs de file continuent d’être issus majoritairement des hautes castes. Pendant des années, le mouvement a essayé de faire entrer de force l’idée de caste dans l’analyse marxiste des classes. Il a échoué lamentablement, tant dans la théorie que dans la pratique. La division entre la communauté dalit et la gauche débuta avec la querelle entre le leader visionnaire dalit Bhimrao Ambedkar et S. A. Dange, syndicaliste et membre fondateur du Parti communiste d’Inde. La désillusion du Dr Ambedkar vis-à-vis du Parti communiste commença avec la grève des travailleurs du textile à Bombay en 1928, lorsqu’il s’aperçut qu’en dépit de toute la rhétorique sur la solidarité ouvrière le parti ne trouvait rien à redire au fait que les « intouchables » soient tenus à l’écart de l’atelier de tissage (et qualifiés seulement pour l’atelier de filage moins bien payé) parce que le travail impliquait l’usage de la salive sur les fils, ce que les autres castes considéraient comme « polluant ».

Ambedkar prit conscience que, dans une société où les textes sacrés hindous institutionnalisent l’intouchabilité et l’inégalité, la lutte pour les « intouchables », pour les droits sociaux et civiques, était trop urgente pour se permettre d’attendre la révolution communiste promise. La division entre les partisans d’Ambedkar et la gauche a coûté très cher de part et d’autre. Cela a signifié qu’une grande majorité de la population dalit, la base de la classe ouvrière indienne, a placé ses espoirs de délivrance dans le constitutionnalisme, le capitalisme et les partis politiques comme le Bahujan Samaj Party (BSP), dont la politique identitaire est importante mais finit par faire du surplace.

Aux États-Unis, comme nous l’avons vu, les fondations d’entreprises donnèrent naissance à la culture des ONG. En Inde, la philanthropie d’entreprise ciblée démarra pour de bon dans les années quatre-vingt-dix, l’ère des nouvelles politiques économiques. Devenir membre de la Chambre étoilée n’est pas donné. Le groupe Tata a versé 50 millions de dollars à cette institution dans le besoin qu’est la Harvard Business School, et octroyé la même somme à l’université Cornell. Nandan Nilekani d’Infosys et son épouse Rohini ont fait don de 5 millions de dollars comme capital de départ pour l’India Initiative à Yale. Le Harvard Humanities Center est devenu le Mahindra Humanities Center après avoir reçu la plus large donation de son histoire, soit 10 millions de dollars, de la part d’Anand Mahindra du groupe Mahindra.

Au pays, le groupe Jindal, qui a de gros investissements dans l’exploitation minière, les métaux et l’électricité, dirige la Jindal Global Law School [école de droit international Jindal] et va bientôt ouvrir la Jindal School of Government and Public Policy [école de politiques publiques et gouvernementales Jindal]. (La fondation Ford dirige une école de droit au Congo.) La New India Foundation, fondée par Nandan Nilekani et financée par les bénéfices d’Infosys, donne des prix et des bourses aux spécialistes des sciences humaines. La Sitaram Jindal Foundation, dotée par le président et par le directeur général de Jindal Aluminium Ltd, a annoncé que cinq prix annuels de 10 millions de roupies chacun seront distribués à ceux qui travaillent dans le développement rural, la réduction de la pauvreté, l’éducation et l’élévation morale, l’environnement, et la paix et l’harmonie sociale. L’Observer Research Foundation (ORF), actuellement dotée par Mukesh Ambani, est conçue sur le modèle de la fondation Rockefeller. Elle compte des agents de renseignements à la retraite, des analystes stratégiques, des hommes politiques (qui font semblant de se disputer au Parlement), des journalistes et des décisionnaires politiques comme « chercheurs » et conseillers.

Les objectifs de l’Observer Research Foundation semblent sans ambiguïté : « aider au développement d’un consensus en faveur des réformes économiques ». Et façonner et influencer l’opinion publique en créant « d’autres options politiques viables dans des domaines aussi divergents que la création d’emploi dans les quartiers sous-développés ou les stratégies en temps réel pour contrer les menaces nucléaires, biologiques et chimiques ».

Au début, j’étais déroutée par la préoccupation au sujet des « menaces nucléaires, biologiques et chimiques » dans les objectifs affichés de l’ORF. Mais je cessai de l’être lorsque, dans la longue liste de ses « partenaires institutionnels », je découvris les noms de Raytheon etLockheed Martin, deux des principaux fabricants d’armes dans le monde. En 2007, Raytheon annonçait s’intéresser à l’Inde. Se pourrait-il qu’au moins une partie des 32 milliards de dollars consacrés annuellement au budget de la défense de l’Inde soit dépensée en armes, missiles téléguidés, avions, navires de guerre et équipements de surveillance fabriqués par Raytheon et Lockheed Martin ?

Avons-nous besoin d’armes pour faire la guerre ? Ou avons-nous besoin de la guerre pour créer un marché pour les armes ? Après tout, les économies européenne, américaine et israélienne dépendent énormément de leur industrie de l’armement. C’est la seule chose qu’ils n’ont pas externalisée en Chine.

Dans la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine, on prépare l’Inde à jouer le même rôle que celui tenu par le Pakistan en tant qu’allié américain dans la guerre froide avec la Russie. (Et voyez ce qui est arrivé au Pakistan.) Vous verrez que beaucoup des chroniqueurs et « analystes stratégiques » qui mettent l’accent sur les hostilités entre l’Inde et la Chine sont liés, directement ou indirectement, aux fondations et groupes de réflexion indo-américains. Être un « partenaire stratégique » des États-Unis ne signifie pas que les chefs d’État se passent des coups de téléphone amicaux de temps en temps. Cela signifie la collaboration (l’interférence) à tous les niveaux. Cela signifie accueillir les forces spéciales américaines sur le sol indien (un commandant du Pentagone l’a confirmé dernièrement à la BBC). Cela signifie partager les renseignements, changer les politiques agricoles et énergétiques, ouvrir les secteurs de la santé et de l’éducation aux investissements mondiaux. Cela signifie ouvrir le commerce de détail. Cela signifie un partenariat déséquilibré au sein duquel l’Inde est serrée très fort par son partenaire qui la fait valser sur la piste et la réduira en cendres dès l’instant où elle refusera de danser.

Dans la liste des « partenaires institutionnels » de l’Observer Research Foundation, vous trouverez également la RAND Corporation, la fondation Ford, la Banque mondiale, la Brookings Institution (dont la mission affichée est de « fournir des recommandations innovantes et pratiques qui promeuvent trois objectifs généraux : renforcer la démocratie américaine ; favoriser l’aide économique et sociale, la sécurité et les perspectives d’avenir de tous les Américains ; et garantir un système international plus ouvert, sûr, prospère et coopératif »). Vous y trouverez aussi la fondation Rosa Luxemburg d’Allemagne. (Pauvre Rosa, elle qui mourut pour la cause communiste, voir maintenant son nom figurer dans une pareille liste !)

Bien que le capitalisme soit censé être fondé sur la compétition, ceux qui se trouvent en haut de la pyramide se sont aussi révélés capables d’intégration et de solidarité. Les grands capitalistes occidentaux ont fait affaire avec les fascistes, les socialistes, les despotes et les dictateurs militaires. Ils savent s’adapter et innover constamment. Ils peuvent réagir rapidement et faire preuve d’une immense ruse tactique.

Mais bien qu’il ait poursuivi avec succès les réformes économiques, bien qu’il ait mené des guerres et occupé militairement des pays afin de mettre en place les « démocraties » de l’économie de marché, le capitalisme traverse actuellement une crise dont la gravité ne s’est pas encore totalement manifestée. Marx a dit : « Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. »

Le prolétariat, selon Marx, a subi un assaut ininterrompu. Les usines ont été fermées, les emplois ont disparu, les syndicats ont été dissous. Ceux qui constituent le prolétariat ont, au fil des ans, été dressés les uns contre les autres de toutes les façons possibles et imaginables. En Inde, cela a été hindou contre musulman, hindou contre chrétien, dalit contre adivasi, caste contre caste, région contre région. Et pourtant, partout dans le monde ils résistent. En Chine, les grèves et les révoltes sont innombrables. En Inde, les gens les plus pauvres au monde se sont défendus pour arrêter net certaines des entreprises les plus riches.

Le capitalisme est en crise. Le Trickle-down [Théorie dite du « ruissellement » selon laquelle les plus pauvres bénéficient indirectement de la richesse des classes supérieures] a échoué. C’est maintenant au Gush-up [Théorie — signifiant littéralement « jaillissement » — selon laquelle la concentration des ressources et des richesses s’opère au détriment des classes pauvres.] d’être en difficulté. L’effondrement de la finance internationale n’est plus très loin. Le taux de croissance de l’Inde a chuté à 6,9 %. Les investissements étrangers se retirent. Les plus grandes entreprises internationales disposent d’énormes sommes d’argent, sans trop savoir où l’investir, sans trop savoir comment se jouera la crise financière. C’est une brèche majeure et structurelle dans le pouvoir écrasant du capital mondial.

Les véritables « fossoyeurs » du capitalisme seront peut-être finalement ses propres cardinaux délirants, qui ont transformé l’idéologie en religion. Malgré leur génie stratégique, ils semblent avoir du mal à saisir un fait simple : le capitalisme détruit la planète. Les deux vieilles recettes qui l’ont sorti des crises passées — la guerre et le shopping — ne vont tout simplement pas fonctionner.

Je suis restée longtemps devant Antilia à regarder le coucher du soleil. J’imaginais que la tour s’enfonçait aussi loin dans le sol qu’elle s’élevait dans les airs. Qu’elle avait des racines pivotantes de vingt-sept étages qui serpentaient sous la surface, aspiraient avidement la nourriture de la terre pour la transformer en fumée et en or.

Pourquoi les Ambani ont-ils choisi de baptiser leur immeuble Antilia ? Antilia est le nom d’un ensemble d’îles mythiques dont l’histoire remonte à une légende ibérique du huitième siècle. Lorsque les musulmans conquirent l’Hispanie, six évêques chrétiens wisigoths et leurs paroissiens s’enfuirent sur des navires. Après des jours ou peut-être des semaines en mer, ils arrivèrent aux îles d’Antilia où ils décidèrent de s’installer et de bâtir une nouvelle civilisation. Ils brulèrent leurs bateaux pour rompre définitivement leurs liens avec leur terre natale dominée par les barbares.

En appelant leur tour Antilia, les Ambani espèrent-ils rompre leurs liens avec la pauvreté et la misère noire de leur terre natale et bâtir une nouvelle civilisation ? Est-ce là le dernier acte du mouvement sécessionniste qui a le mieux réussi en Inde : la sécession des classes moyennes et supérieures pour rejoindre l’espace ?

Tandis que la nuit tombait sur Bombay, des gardes vêtus d’impeccables chemises en lin et équipés de talkies-walkies grésillants apparurent à l’extérieur des portes menaçantes d’Antilia. L’éclairage se mit à resplendir, peut-être pour faire fuir les fantômes. Les voisins se plaignent que les lumières vives d’Antilia ont volé la nuit.

Peut-être est-il temps que nous reprenions la nuit.

Arundhati Roy

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