Omar Benderra, Algeria-Watch, 5 octobre 2019
Depuis plus de huit mois les Algériennes et les Algériens occupent en masse l’espace public chaque vendredi pour demander la transformation démocratique de l’ordre autoritaire sous la férule duquel ils vivent pratiquement sans interruption depuis les premières heures troublées de l’indépendance en juillet 1962. La société dans ses dimensions multiples et la grande majorité de ses composantes exige l’instauration de l’Etat de droit et le respect des libertés fondamentales.
Avec lucidité et un sens évident de la responsabilité politique, les millions de manifestants inscrivent leur engagement dans la continuité de l’histoire du pays et la défense de ses intérêts supérieurs. Les portraits des chouhadas de la guerre de libération décoloniale entre 1954 et 1962 sont nombreux dans ces mobilisations, à la surprise de nombre d’observateurs persuadés que l’amnésie officielle avait contaminé l’ensemble du corps social.
Porté par la jeunesse, le mouvement né le 22 février 2019, le Hirak en langue arabe, s’inscrit très clairement dans la logique émancipatrice du processus libérateur du 1er novembre 1954. Si la souveraineté formelle a été reconquise il y a cinquante sept ans, la citoyenneté effective demeure un objectif.
De la libération nationale à l’émancipation citoyenne
L’élément déclencheur de cette vague soudaine de contestation non-violente massive et généralisée à l’ensemble du territoire est l’annonce en février dernier de la candidature – pour un cinquième mandat ! – aux élections présidentielles de Abdelaziz Bouteflika, chef de l’Etat depuis 1999. Or cette candidature absurde d’un homme très diminué au point d’être incapable de s’exprimer publiquement depuis plus de six ans a été ressentie comme une insulte et une forme inacceptable de mépris par de très larges catégories de la population. La goutte d’eau empoisonnée qui a fait déborder un vase d’amertume.
Authentique provocation, cette annonce constitue bien l’étincelle de la mobilisation populaire en potentialisant un climat d’inquiétude politique et de mécontentement social diffus mais de plus en plus perceptible. En effet, depuis la contraction des prix du pétrole sur les marchés internationaux en 2014, l’Algérie est entrée dans une période de vaches maigres et de restrictions économiques qui affectent brutalement les catégories les plus fragiles. Le ralentissement net des investissements publics dans le secteur des infrastructures et l’arrêt des chantiers combinés aux retards de paiements subis par les entreprises sous contrat avec l’Etat aggravent jusqu’à l’insupportable un chômage structurel qui frappe frontalement une jeunesse à laquelle aucune perspective n’est offerte.
La mémoire de l’horrible période des années 1990, celle de la « sale guerre » antisubversive, l’impasse économique, la crainte de sombres lendemains et le spectacle du pillage à ciel ouvert, éhonté, des ressources du pays forment la trame de fond des réalités vécues par les populations.
Cette situation est d’autant plus mal acceptée que le pays a connu entre 2003 et 2013 une longue phase de prix élevés du pétrole au cours de laquelle la gabegie et la corruption ont atteint des paroxysmes inédits. Sur la période, plus de 800 milliards de dollars (voire 1000 milliards selon certaines sources) de revenus ont été encaissés par le pays permettant une dépense publique incontrôlée et des détournements sans précédent dans une histoire économique pourtant marquée par la prédation organisée et la captation illégale de ressources publiques.
Fenêtre ratée pour le décollage économique du pays, l’euphorie financière de cette première décennie du XXIe siècle a vu le renforcement jusqu’à l’absurde du caractère rentier de l’économie, très peu productive, peu créatrice d’emploi, rongée par l’informel et dangereusement dépendante des importations. La corruption systémique a autorisé la gabegie et un laisser-aller tel qu’il menace les fondements de l’Etat. Anesthésiant social par excellence, la manne pétrolière s’est violemment contractée et les réserves de change, qui avaient frôlé deux cents milliards de dollars en 2014, se réduisent rapidement et inexorablement. Ces réserves en devises se situent à moins de soixante dix milliards de dollars pour atteindre un niveau d’étiage dans les deux ans à venir. Sachant qu’à moins d’un conflit majeur les prix pétroliers ne devraient connaitre de hausse significative, comment seront assurées alors les importations vitales pour la consommation interne ? Nul n’ignore ces éventualités trop probables et tous appréhendent des lendemains particulièrement difficiles.
La voie du peuple et celle de l’autoritarisme
L’écœurement devant l’immoralité, l’inefficacité et la médiocrité des dirigeants, l’inquiétude socio-économique et les revendications politiques de la majorité du corps social s’expriment en dehors de tout cadre institutionnel, politique ou médiatique. L’opposition politique et les voix autonomes ont été détruites, bâillonnées ou contraintes à l’exil, par la police politique, il n’existe aucun relais institutionnel pour l‘expression des revendications populaires. Dans un système de verrouillage total, les élites authentiques sont interdites d’expression. Il n’est qu’une opposition de façade et des corps intermédiaires officiels, stipendiés et sans légitimité. Le terreau du mécontentement est fertile depuis de longues années et même si des groupes d’intérêts écartés du pouvoir ont pu stimuler ou encourager le mouvement, la mobilisation de la société, pacifique et disciplinée, est donc spontanée. La très paranoïaque propagande officielle est de peu d’effet : aucun laboratoire ni aucune « main de l’étranger » n’est responsable de cette levée en masse.
Le régime algérien, autoritaire et replié sur lui-même, n’autorisant aucune plage de liberté d’expression et de réunion, a pu mesurer les limites du verrouillage politique à l’ère des réseaux sociaux, d’internet et des smartphones. Les Algériens se parlent et échangent comme jamais dans leur histoire. Hors de toute censure. D’est en ouest, du nord au sud, dans les régions arabophones ou berbérophones, l’exaspération est la même, l’indignation est partagée par la majorité sur l’ensemble du territoire. Comme le refus unanime de la violence, les mots d’ordre, les slogans scandés ou inscrits sur les banderoles, sont partout identiques.
Déstabilisé par l’ampleur et la rigueur du Hirak, l’état-major de l’armée – l’autorité de fait réelle – a dû reculer et annuler la candidature ectoplasmique du président sortant aiguisant les contradictions internes du régime pour aboutir à la concentration visible de tous les pouvoirs entre les mains du haut commandement militaire.
En effet, le général Ahmed Gaid-Salah, âgé de près de quatre-vingts ans, nommé chef d’état-major en 2004 par Abdelaziz Bouteflika, entend réaffirmer son autorité par l’élimination des groupes d’intérêts concurrents pour mieux défendre en le pérennisant le régime qu’il dirige. C’est ainsi que les arrestations spectaculaires de dignitaires de l’armée et de la police politique et de leurs affidés, oligarques, personnels politiques et hauts fonctionnaires, sont présentées comme la manifestation d’une évolution radicale du système. Il n’en est rien bien entendu et tous comprennent la nature de règlement de compte interne de cette campagne d’épuration. Selon la formule célèbre de Hocine Ait Ahmed « le régime se reproduit par amputations successives ». Le vieux général, porte-voix d’un groupe d’officiers déterminés, ne cède en rien aux appels du peuple et ne recule devant aucun subterfuge pour maintenir l’ordre politique en l’état.
Faisant mine de s’adosser à une légalité constitutionnelle qu’ils n’ont jamais respectée en aucune circonstance, les chefs de l’armée autour du Chef d’Etat-major entendent imposer leur agenda centré sur des élections présidentielles annoncées pour le 12 décembre. Puisant dans le même vivier de personnels déconsidérés et sans légitimité, le chef d’Etat-major tente de préempter les revendications populaires et, dans le même temps essaie de fragmenter le mouvement en jouant, sans écho, sur les différences culturelles et par des manœuvres d’étouffement, elles aussi inopérantes.
L’opinion n’est pas dupe, identifiant clairement les acteurs et les méthodes du régime : cette élection présidentielle vise évidemment à imposer un personnage choisi par les militaires pour perpétuer leur hégémonie sur l’Etat et la rente. Il s’agit de l’observance stricte du mode de reproduction du système de cooptation autoritaire et militarisé en œuvre depuis l’indépendance.
Le peuple, l’armée et les généraux
Or, malgré les ukases du chef de l’Armée et de l’arbitraire de ses méthodes, le Hirak confirme sa grande capacité de discernement et reste sourd au chant des sirènes galonnées tout en proclamant son respect et sa loyauté à l’Armée en tant qu’institution de souveraineté.
Le refus de la dictature militaire n’est en aucun cas la contestation de l’armée en tant qu’institution chargée de la défense du pays. A l’inverse, l’opinion relayée par l’ensemble des les personnalités indépendantes converge sur la nécessité vitale d’une armée puissante et moderne capable de dissuader tout agresseur potentiel. Une armée capable de protéger le pays et de permettre son expression autonome dans le concert des nations. Car, l’opinion est très informée des dangers qui pèsent sur la souveraineté nationale et la sécurité du pays. Le contexte géopolitique entre Libye et Sahel, qui voit l’intervention directe de plusieurs armées extracontinentales au Tchad, au Niger et au Mali, est marqué par la déstabilisation et les planifications guerrières néocoloniales.
Une Algérie désarmée, affaiblie et vulnérable, prédisposée au dépeçage (qui n’est pas une vue de l’esprit, tous ont en mémoire la partition imposée du Soudan), conforterait les plans occidentaux qui considèrent la Méditerranée occidentale et la région saharo-sahélienne comme une chasse gardée dans un contexte d’exacerbation de la concurrence globale pour des ressources en raréfaction. L’affaiblissement de l’Algérie permettait, et ce n’est pas la moindre considération dans la logique hégémonique occidentale, de réduire au silence une des derniers soutiens étatiques à la cause du peuple Palestinien et à la Résistance à l’expansionnisme sioniste.
L’opinion publique algérienne a pu constater, de l’Irak à la Libye, que les fourriers des ingérences sont bien les dictatures et que l’union entre le peuple et son armée est le meilleur garant de l’indépendance. Si le peuple apprécie à sa juste valeur le rôle et la place de l’armée il est nettement plus réticent s’agissant du poids politique des généraux.
La nécessité d’un consensus politique
Les manifestants, instruits par l’Histoire, rejettent d’emblée des élections organisées par un gouvernement dirigé par des bureaucrates de la fraude. Un tel scrutin dans un cadre légal et réglementaire qui est celui d’une dictature, sous les auspices d’une constitution quasiment monarchique, ne peut déboucher que sur une autre impasse dans des perspectives économiques inquiétantes. Les Algériennes et les Algériens qui savent qu’il n’existe pas d’homme providentiel, ne veulent plus d’une dictature militaire plus ou moins dissimulée derrière un formalisme sans ancrage.
L’abrogation des lois liberticides et la désignation d’une autorité reconnue, car moralement crédible, chargée de chapeauter une phase intérimaire avant l’élection d’instances officielles civiles est le préalable à tout règlement politique. La voie de la sagesse est, bien entendu, celle d’un compromis dont la clef ne serait pas le renversement du régime, lourd de trop d’incertitudes, mais un élargissement substantiel de la base de droit du système par l’ouverture effective des champs politique et médiatique ainsi que le respect des libertés publiques.
Les aspirations du Hirak et l’approche de l’Etat-major apparaissent donc clairement distinctes. Entre maintien d’un système au bout de tous les échecs et la réappropriation d’une histoire détournée de son cours par le putsch inaugural de l’été 1962, celui de l’armée des frontières contre le GPRA*, l’Algérie est bel et bien à la croisée des chemins. Mais nombreux sont ceux qui pensent qu’aucune sortie politique n’est envisageable sans le rapprochement des points de vue du peuple et ceux des responsables militaires. La convergence est-elle possible entre les revendications populaires et les logiques de pouvoir des chefs de l’armée ? Les généraux seront-ils tentés par l’épreuve de force ? Dans quelles eaux éminemment dangereuses une telle aventure entrainerait elle le pays ? Les réponses à ces questions déterminent l’avenir de l’Algérie.
Ce qui ne fait guère de doute en revanche est que l’Histoire de l’Algérie connait une phase qualitative majeure après des décennies d’errements ayant culminé dans la déshérence, la régression et l’échec désastreux du régime installé par le coup d’Etat militaire du 11 janvier 1992. Les oppositions à l’émancipation du peuple sont puissantes à l’intérieur du pouvoir et souhaitent coute que coute maintenir l’Algérie dans une situation de non-droit brutale mais sans lendemain. Ces forces seront-elles réduites ? Ce qui est sûr en tout état de cause est que le Hirak du peuple Algérien marque une rupture avec la violence dictatoriale et préfigure une libération encore à venir mais inscrite dans le cours de l’Histoire, une libération qui réalise l’indépendance politique du pays dans la pleine citoyenneté de tous. Une libération dont les formes sont en gestation mais dont l’avènement est inexorable.
*Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (créé le 19 septembre 1958 et suspendu le 22 juillet 1962).
Cf. « Contribution pour le cinquantième anniversaire de la création du GPRA » Omar Benderra, Algeria-Watch, 18 septembre 2008 – https://algeria-watch.org/?p=65168