Saïd Djaafer Journaliste
in huffpostmaghreb.com le 21 juin 2019
Les images déferlent sur les réseaux sociaux pour ce 18eme vendredi des Algériens et on peut les légender sur tous les tons: unité, fraternité, maturité, détermination, défi. Le plus grand enseignement est que plus aucun retour en arrière n’est possible: le mouvement populaire refuse de laisser engluer dans ce qui est présumé, à tort, diviser les Algériens, il fixe, avec plus de détermination que les élites, encore hésitantes face au pouvoir, le niveau des exigences politiques.
Tous les vendredi ont depuis quatre mois un air de 22 février en Algérie. Les mémorialistes du temps présent tentent à chaque fois de saisir celui qui s’en rapproche le plus. Le 18eme vendredi de la révolution démocratique sera probablement inscrit parmi l’un des “plus proches” de la manifestation inaugurale, non pas en raison du nombre de manifestants, très conséquent aujourd’hui, mais à cause des fortes appréhensions qui l’ont précédées et dont les échos inquiets, nous sont revenus encore plus amplifiés, de la diaspora algérienne. Ce soir, ils sont rassurés, la Silmiya tient haut la route de l’histoire.
En lançant, d’une manière inattendue – et encore inexpliquée -, une bataille autour des drapeaux portés par les manifestants, le général de corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah, a créé un contexte très particulier pour ce vendredi 18. Il en a de fait fixé l’ordre du jour, aussi bien pour les services de sécurité, chargés encore une fois, d’appliquer une décision inapplicable, que pour un mouvement populaire citoyen qui se retrouvait dans la situation de devoir relever le défi.
Décalage
Les forces de sécurité, parfois des escouades en civils, ont bien essayé, au prix d’énormes tensions, d’empêcher la présence de drapeaux berbères, mais c’était bien une mission impossible. Leur situation inconfortable qui leur attire les quolibets des manifestants illustre parfaitement le décalage qui existe, actuellement, entre ce qui reste du régime et la population.
Les drapeaux berbères, tout comme les drapeaux palestiniens et parfois soudanais, sont présents depuis le début des manifestations en Algérie sans que cela ne pose un problème, hormis quelques récriminations orchestrées dans les réseaux sociaux et qui ont été vite étouffées par la défense, remarquable, du principe de liberté par les internautes. C’est d’autant plus vrai que l’emblème national n’a jamais été porté avec autant de ferveur sur les corps et dans les coeurs des Algériens depuis l’indépendance.
Des “sources haut placées” ont bien tenté, à la suite des réactions immédiates sur les réseaux sociaux au discours du “drapeau” de Gaïd Salah, de spécifier que le propos du chef d’état-major de l’ANP concernait les séparatistes du MAK, mais les TV Offshore du 5eme mandat ralliées en un tour de main, se chargeaient bien de donner une explication plus extensive. Le drapeau du MAK n’étant jamais présent dans les manifestations à Alger, c’est bien le symbole berbère qui est visé.
A contre-emploi
Le plus paradoxal est que ce discours du drapeau de Gaïd Salah est venu totalement à contre-emploi. Les séparatistes du MAK, qui se disent “colonisés par l’Algérie”, ont été littéralement dévastés -le mot n’est pas trés fort- par le mouvement populaire du 22 février, résolument “Algérien”, totalement national, avec des mots d’ordre partagés dans toutes les régions du pays.
Dans ce mouvement, la Kabylie n’a pas été en reste, le mouvement populaire en ouvrant une nouvelle perspective historique au pays a réduit le poids d’un courant séparatiste qui se nourrissait de l’impasse et de l’obstruction de l’espace national par le régime. Ce courant, faut-il le rappeler, permettait aussi à peu de frais au régime d’agiter le thème de l’unité nationale présumée menacée et de remettre la Kabyle, de manière indue, dans le statut de “menace”. Pourquoi dès lors relancer ce thème éculé alors que justement l’union nationale algérienne s’incarne depuis le 22 février 2019 de manière puissante et belle dans le mouvement populaire?
En tout cas, le vendredi 18 a apporté une réponse éclatante: opposer le récit national récent (cristallisé dans l’emblème national créé par le mouvement national) à la profondeur historique et culturelle du pays n’a pas de sens. La “crise berbériste” de 1949 ne peut plus continuer à fabriquer les fausses divisions et les anathèmes.
Refus des lectures clivantes sur l’histoire
Les images, somptueuses, de fraternité entre des Algériens de sensibilités très différentes autour du drapeau berbère sont un signe que les choses ont profondément changé dans le pays. Hormis les manipulateurs qui font florès sur les réseaux sociaux, la majorité des Algériens ne veut plus d’un rapport mutilé et tronqué à son histoire. Gaïd Salah aura, à son corps défendant, permis aux Algériens de le dire avec beaucoup de force et de sérénité.
Les Algériens s’approprient résolument, sans faire de mauvais psychodrames, leur histoire récente et lointaine. Ils se refusent de reproduire les lectures clivantes du régime, ils sont, déjà, dans un rapport apaisé à leur histoire. Leur union pour changer un régime qui a installé Abdelaziz Bouteflika dans le statut d’horizon indépassable pour le pays résiste et se renforce.
Encore une fois, le mouvement populaire qui va entamer son cinquième mois de manifestations pacifiques, signifie qu’il n’entend pas transiger sur le fait que le nouveau départ du pays ne peut se faire avec les hommes et les instruments d’un régime dont l’immoralité atteint des niveaux encore plus grands que ce que l’on imaginait. La mise en détention de deux premiers ministres, de ministres, d’oligarques (nos fameux capitalistes “spécifiques”), de hauts-cadres de l’administration, des walis est une illustration éloquente de l’ampleur de la faillite morale et politique du régime.
Il y a quelque chose de pourri en RADP
Ces mises en détention aurait pu être présentées comme un “bilan positif” par Gaïd Salah, mais tout comme sur le récit national autour des emblèmes, les Algériens en tirent une toute autre conclusion. Si tant de responsables qui ont donné durant des années des cours de morale aux Algériens, qui ont pris des décisions graves pour le pays, qui ont fabriqué des milliardaires ex-nihilo, si tous ces gens-là se retrouvent au centre pénitencier d’El Harrach, c’est que le régime a permis à cela.
Chaque semaine, les Algériens répètent à leur manière la fameuse formule shakespearienne: “il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark”. Ils n’inventent rien. Un autre général, Liamine Zeroual, devenu chef d’Etat, a parlé d’un “système pourri”. Les Algériens ont la confirmation par El Harrach qu’il est encore plus pourri qu’ils ne l’imaginent. C’est ce système que les Algériens veulent mettre dans la prison de l’histoire. Définitivement.
La mission historique de l’armée nationale est d’accompagner les Algériens dans leur volonté et non d’y opposer un agenda qui permet de relancer le “système pourri”. C’est cela que les Algériens attendent. C’est ce qu’ils souhaitent entendre de la part de celui qui, en ces circonstances historiques, détient pratiquement tous les pouvoirs. La bonne porte de l’histoire est encore ouverte pour celui qui écoute les vendredi de la révolution en silmiya.