Ali Bensaad 2 octobre 2024
Algérie, une présidentielle sur fond de crise de régime
L’élection du 7 septembre 2024 se devait de redonner à la présidence une légitimité qui lui avait été contestée lors de l’élection du 12 décembre 2019 par la rue et par un taux de participation alors historiquement bas, 39 %. Mais la réélection de Tebboune qui ne faisait pas de doute une fois sa candidature adoubée par l’armée, résonne pourtant comme une humiliante déroute aggravant la crise de légitimité. Le taux de participation, malgré des gonflements en amont, a reculé à 23,12%. Le choc en a été tel que le président de la commission électorale n’a pas osé dire ce taux se contentant de donner les chiffres absolus permettant de le déduire (5.630.196 votants sur 24.351.551inscrits). L’attribution dans un premier temps d’un score de 95 % à Tebboune ne tenait ni du désir de lui accoler un score de type soviétique, plutôt infamant en soi que légitimant, ni d’une volonté d’écraser ses concurrents ( 3,17% au candidat islamiste du MSP, Mouvement Social pour la Paix et 2,16% pour celui du FFS, Front des Forces Socialistes ). Le régime n’avait aucune raison d’humilier ces candidats, seuls autorisés à se présenter, alors qu’il compte en faire les partenaires d’une nouvelle scène politique apprivoisée. L’attribution de ce score tenait au nombre très faible de votants qui a imposé, dans la panique, d’en reverser l’écrasante majorité, 94,65%, à Tebboune pour lui permettre de dépasser, même de peu (21,8% ), le seuil du cinquième des inscrits sans lesquels son élection aurait été encore plus décrédibilisée.
Une incohérence et une incapacité à maitriser une élection malgré son verrouillage
L’ampleur de l’abstention explique la difficulté de la travestir plus que n’ont pu le faire les chiffres officiels de la commission électorale alors que celle-ci a été mise en place et verrouillée par le régime et lui est totalement acquise. Mais les tentatives de gérer ce taux ont eu encore plus d’effets délétères. Elles ont révélé la difficulté, persistante depuis 2019, à mettre en cohérence les différents appareils du pouvoir mais aussi la perte par ces derniers de leur capacité à fabriquer des résultats et des récits pouvant être cohérents à défaut d’être crédibles. Il y eut un cafouillage et une cacophonie des institutions autour de résultats aberrants et contradictoires. Pour occulter le faible taux de participation, le président de la commission électorale lui a substitué une moyenne absurde de taux de participation entre wilayas très disparates en termes de nombre d’électeurs (avec des écarts de 1 à 60!)[1]. Ce qui permettait d’avoir un chiffre sans signification de 48%, présenté comme le taux de participation alors que celui-ci n’était que de 23%. Cette même aberrante moyenne, pour être portée à 48%, a été quasiment doublée entre 17h et 20h, après prolongation du vote décidée en dernière minute. Prise dans ses contradictions, la commission électorale s’est retranchée dans le mutisme. La proclamation des résultats prévue à 21h30, ne s’est faite qu’à minuit passé, se limitant à donner laconiquement ce « taux moyen ». La conférence de presse du lendemain, prévue en matinée, ne s’est tenue qu’en fin de journée…en l’absence de journalistes qui n’y ont pas été admis, à l’exception de la télévision étatique et de l’Agence de presse officielle. Ce malaise et ce mutisme étaient également dus à la montée des pressions de différents secteurs du pouvoir refusant d’avaliser un tel taux qui, au-delà de Tebboune, humiliait tout le régime. Fait inédit, les plus sévères contestations vont s’élever depuis le camp du régime, pourtant organisateur et vainqueur de l’élection. Le plus paradoxale est qu’elles sont venues aussi du directeur de campagne de Tebboune qui est par ailleurs ministre de l’intérieur dont le département est responsable de l’organisation de ces élections et que lui-même n’avait pas hésité à transgresser les règles en cumulant les deux casquettes.
Puis un inquiétant silence a plané une semaine durant sur toutes les institutions, signe de tractations et de luttes sourdes entre factions. Et au bout, c’est des résultats radicalement différents et exponentiellement augmentés qui sont donnés sans explication ni justification par le conseil constitutionnel. Le nombre de votants est doublé avec un ajout ahurissant de près de 6 millions de voix ! Ce qui permet de faire grimper le taux de participation de 23,12 % à 46,10 %. Le candidat du FFS et celui du MSP ont obtenu quatre fois plus de voix qu’ils n’en réclamaient dans leurs recours et passent ainsi la barre des 5% permettant le remboursement des frais de campagne. Le président qui n’a pas introduit de recours obtient 2,6 millions de voix supplémentaires.
Ces tentatives contradictoires pour travestir les résultats et les déchirements publics au sein du régime, sont venus illustrer l’incapacité de celui-ci à maitriser un processus électoral pourtant totalement verrouillé. Ils ont illustré que le pouvoir conserve certes toujours la capacité d’imposer un président mais il n’a plus celle de construire un scénario politique ni surtout d’en contrôler les étapes.
L’ombre planante du Hirak et de son potentiel de contestation
Pour dénier tout caractère de contestation à cette abstention, des relais du régime, prenant à témoin la cacophonie entre centres de pouvoir, ont laissé entendre que cette abstention serait le résultat d’actes de nuisance entre factions opposées du pouvoir pour affaiblir Tebboune. De même que l’âge avancé (78 ans) du président de la commission électorale a été suggéré comme cause du désordre électoral, oubliant que le président qui rempile et le Chef d’état-major sont encore plus âgés (79 ans) dans ce qui s’apparente désormais à une gérontocratie.
Or, il s’agit d’une lame de fond de défiance qu’avait porté le Hirak et qui, depuis, n’a pas reflué. Que ce soit au référendum constitutionnel du 1 novembre 2020 ou aux législatives de juin 2021, en dépit de gonflements avérés, le taux de participation officiel n’a pas dépassé les 23%. Le Hirak continue à survivre sous forme de potentiel silencieux de contestation. Les tentatives de restructuration du régime se font toujours sous l’hypothèque de sa menace potentielle, avec pour objectif de la conjurer. Habitées par cette menace, elles sont menées à vue, sans perspective politique, dans l’improvisation, aboutissant à une impasse après l’autre comme l’ont illustré ces élections.
La reconduction de la candidature de Tebboune avait déjà condensé en soi l’impasse politique dans laquelle s’est mis l’état-major. Si Tebboune n’a eu de cesse de rassurer l’armée pour sa loyauté, il n’a pas réussi à habiter le costume présidentiel qu’elle lui a enfilé dans l’urgence et n’a donc pu offrir une couverture crédible à une armée surexposée. Mais tout en étant inquiète de son indigence politique et de ses effets sur l’image du régime, l’armée s’est mise dans l’incapacité de lui trouver une alternative plus crédible. Parce qu’elle a fait du contrôle des situations et des hommes une obsession, cultivé une paranoïa envers toute possible velléité d’autonomie des acteurs civils, elle n’a de laissé de place que pour les acteurs sans relief et sans efficience. A l’image de Tebboune. Consciente du handicap qu’il représente et de l’absence d’alternative dans un vivier politique qu’elle a bridé, l’armée est allée aux élections à reculons. L’idée de les reporter avait été avancée puis celle d’un candidat militaire, vite abandonnée en raison de son caractère inflammable dans une armée divisée. Cette absence de choix qu’elle a elle-même rendu impossible, a contraint l’armée a reconduire, par défaut, Tebboune. Pour mieux encaisser ce choix par défaut et le dépasser l’armée a cru devoir dévitaliser encore plus la fonction présidentielle en se réattribuant même sa fonction de gestion de l’administration. Un décret[2] publié la veille de la candidature de Tebboune agréait l’affectation à la tête des entreprises publiques et de la haute administration civile, d’officiers maintenus dans le corps d’actif, sous autorité de leur hiérarchie militaire[3].
Cela n’a pas empêché l’armée de se retrouver contrainte à intervenir à l’issue du scrutin.
L’impuissance et l’impasse du monopole de l’armée
Faite sous couvert du conseil constitutionnel, l’imposition à la hussarde de résultats radicalement nouveaux et ahurissants, sans justification, dépasse ce conseil dont les prérogatives sont circonscrites à l’étude des recours et la validation des résultats sur la base des procès-verbaux de la commission électorale. Ce brutal renversement porte la signature de l’armée, seule à avoir la capacité de l’imposer. Il s’agit bien d’un nouveau coup de force de l’armée. Ce coup de force s’assimile à tous ceux que l’armée a fait chaque fois que l’édifice politique était menacé. Sauf que cette fois, elle le fait alors qu’elle exerce déjà un monopole total et sans partage sur la vie politique et institutionnelle depuis plus de 5 ans. Qu’elle soit contrainte au coup de force, veut dire que bien qu’elle se soit arrogée tous les pouvoirs, l’armée n’arrive pas à les activer et les exercer.
En s’isolant dans un monopole solitaire de l’exercice du pouvoir, l’armée menace l’écosystème politique qui a assuré la pérennité de son pouvoir durant six décennies et qui s’est toujours fondé sur sa capacité à tisser un partenariat avec des acteurs civils crédibles disposant d’un ancrage politique et social. Un monopole qui, par ailleurs, paradoxalement, met à mal une cohésion déjà fortement ébranlée comme le confirme encore cette élection.
Dès le lendemain de la prestation de serment de Tebboune, le 18 septembre, le patron du renseignement extérieur, Djebbar Mehenna, un poids lourd de l’armée, est limogé. Il aurait apporté sa caution pour ne pas gonfler le taux de participation au-delà de 23%. Ce limogeage n’est pas sans rappeler celui du puissant général de la sécurité intérieur Wassini Bouazza, là aussi au lendemain de la première élection de Tebboune en 2019. Il avait été condamné à 15 ans de prison au motif de « manipulation des résultats électoraux ». Il lui était reproché d’avoir voulu favoriser un autre candidat et dans la pratique de ne pas avoir basculé autant de voix sur Tebboune que le souhaitait l’état-major. L’intérêt de son procès est que l’accusation, obligée pour se fonder de révéler que le général « modulait » les résultats au service informatique du ministère de l’intérieur, reconnaissait par-là les pratiques de manipulation structurelle des élections par l’armée. L’élimination du général Bouazza avait ouvert la voie à une phase de règlements de comptes non encore close au sein de l’armée avec l’emprisonnement de plus de 160 officiers supérieurs dont une trentaine de généraux. Qu’en sera-t-il avec la chute de Djebbar Mhenna dont la conséquence est déjà de devoir donner au renseignements extérieurs leur sixième patron en un peu plus de 3 ans ?
Si face au Hirak, le régime a vacillé mais n’est pas tombé, il continue toujours à vaciller.
[1] Alger où on vote peu a 2 millions d’électeurs alors que les wilayas du Sud comme celles de Beni Abbes, In Guezem, ou Janet dont le nombre d’électeurs tourne autour de 30.000 (soit 67 fois moins ) avec une grande proportion de militaires, on vote plus. Une dizaine de wilayas du Sud sur les 58 que compte l’Algérie ont ce profil.
[2] Décret du 27 juin, publié au JO du 8 juillet 2024
[3] Rapidement, la société des eaux et ses différentes filiales, celle de la téléphonie, l’aéroport d’Alger, les chantiers navals, la douane ont eu des généraux d’actif à leur tête. La liste est encore plus longue de sociétés déjà gérées sans publicité par des officiers ou promises à l’être.