février 28, 2024
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De Ghazza il me manque l’odeur

Ghania Mouffok 23 février 2024 in Facebook

Comment écrire, qualifier, juger, dire ce qui se passe sur les territoires découpés de la terre entière de la Palestine martyrisée, comment écrire sur ce qui fait exploser les corps éparpillés du peuple palestinien, comment m’indigner avec les autres alors qu’il me manque un mot, un mot que je n’entends pas, si ce n’est à la marge de cette histoire qui nous occupe depuis 75 ans et déjà des centaines de jours ? Comment traduire ce que je reconnais, donner du sens à ce qui se passe sur cette terre de la guerre, pendant que le monde me préoccupe en se refusant de rendre ce mot manquant utile. Historiquement utile, politiquement utile, humainement utile, moralement utile, juridiquement utile alors que ce mot dans l’évidence écrasante de ma propre histoire, de la grammaire de mes guerres et de leurs mémoires, m’impose de l’écrire : le colonialisme. Un mot qui dit en arabe, est encore plus évocateur : El Isti3mar.

Je pensais, jusqu’alors, que ce mot banal, aussi ancien que les guerres coloniales était passé dans le dictionnaire de mon humanité. En ce début de siècle, sans autre mémoire que celle du néo libéralisme triomphant, de l’impérialisme du 19ème siècle, ce mot serait il devenu tabou ?

Depuis ce mot, on aurait pu aller à l’essence « du conflit » et poser la seule question qui vaille : le colonialisme est il un crime contre l’humanité? Répondez moi, oui ou non ?

Les palestiniens eux même, ne l’utilisent qu’avec parcimonie, lui préférant le mot emblématique de Nakba, la catastrophe, en français, comme s’ils s’étaient condamnés à rester emprisonnés depuis 1948 dans le trauma initial de la dépossession totale. Chassés de leur terre par la terreur première, devenue depuis familière, une compagne de ce qu’ils appellent « l’occupation » quand ils tentent de donner un nom à l’ennemi de leur existence rendue invisible. La catastrophe serait elle pour le peuple palestinien le mot de l’indicible, de l’inacceptable et de l’inaccepté ?

Plus perturbant encore pour l’algérienne que je suis, même l’Algérie de ceux qui nous gouvernent ne l’emploie pas, ou à peine, pendant que le colonialisme nous habite encore, nous a forgés une conscience de nous mêmes, par le feu et le fer, la canonnière et la croix, et par, aussi, nos résistances à 130 ans de ce que nous appelions, sans hésiter , « le joug colonial », « la nuit coloniale », « l’horreur coloniale ». Comment entendre ce que dit cette Algérie nouvelle quand elle prend la parole au sein des instances internationales et qu’elle se contente, docilement, de glisser sa langue dans le récit des Autres, comme à côté de de sa propre histoire pendant que là, ici et maintenant, sur tous les écrans du monde, elle se rejoue contre le peuple palestinien. Je n’ignore rien des efforts louables de l’Algérie qui tente d’arracher des droits au peuple palestinien dans le cadre étriqué des rapports de force dominés par les Etats Unis et ses alliés européens, mais il me manque la voix du partage, le partage de cette expérience si singulière, si traumatisante de la colonisation de peuplement. Quand un peuple venu d’ailleurs prends ta place sur ton territoire, te réduit à moins que rien, un rien qui s’installe jusque dans ta conscience humiliée et te dit qu’il t’apporte la civilisation alors qu’il te dépossède, de conquête en conquête, il tue tous les attributs de ce que tu pensais être ton humanité. Comment ce mot est il devenu un oublié, un effacé de la grammaire de cette guerre ? Une guerre qui, réduite à son actualité, ne prend date qu’au 7 octobre 2023, refuse son temps nécessaire à la mort de l’Autre pendant qu’elle prépare les opinions au crime colonial depuis ce qu’elle impose en titraille mondialisée : « La guerre d’Israël contre Hamas ».

« Hamas terroriste. » Comment ne pas me souvenir de leur « guerre d’Algérie contre le FLN », de mes fellagas, de mes terroristes et de mes poseuses de bombe.

Comment accepter cette langue quand, depuis le ciel, des bombardiers à la place des hélicoptères écrasent la terre sous des tonnes de bombes dont on discute en live sur toutes les toiles du monde, le poids, la taille, les effets secondaires et premiers, entre experts. On peut même répéter jusqu’à la nausée, entre deux poses publicitaires, sans que cela ne prête à conséquence, que Ghazza c’est pire qu’Hiroshima.

C’est là que le mot colonialisme me manque pour écrire : « Car si en parlant, je ne peux me faire comprendre, je ne parle pas, même si je pérore nuit et jour sans interruption. » (Blanchot)

Rien ne ressemble plus à un colonialisme qu’un autre colonialisme.

Tout est là, presque à l’identique. Il suffit de ressortir ce que l’historien Daniel Headrick appelle « les outils de l’impérialisme ». Nous sommes en ce 21ème siècle, « Au coeur des ténèbres » comme aux premiers jours du 19ème siècle colonial. Le seul signe de ce siècle est la puissance de ses armes si modernes, si sophistiquées, si meurtrières, si inspirées qu’elles vous transforment et en même temps, une enclave, un camp de la mort en un futur camp de vacances.

En vérité, la seule innovation de cette néo expédition coloniale, c’est qu’elle ne se passe plus dans des « contrées barbares et lointaines » qui pouvaient excuser le silence, c’est, sans aucun doute, la première fois, que des indigènes filment en direct leur disparition des écrans en mondovision.

Cartes sur nos tablettes les puissances du monde s’enferment dans l’entre soi des maîtres arrogants, pérorent tout en faisant disparaître l’Autre, le subalterne, l’accessoire dans une bouillie sanglante. L’Occident, vainqueur par la force de ses armes invente et se réinvente par la force un droit de tuer jusqu’à la folie qu’il habille de la même langue coloniale depuis sa bonne foi contre la mauvaise, « la civilisation contre les barbares ». Nous savons désormais que les palestiniens sont « des animaux humains ».

Déshumaniser est le premier outil de la guerre coloniale.

Son second est l’argent, ne reste plus qu’à mobiliser les financiers et transformer la récolte en armes pour « Exterminer toutes ces brutes. ».

Un jour les indiens, un jour les bicots, un jour les pygmées et puis les coolies, jaunes et minuscules, jusqu’aux juifs, ces « malfaisants aux nez crochus » au coeur de l’Europe. Une race maudite en remplace une autre, aujourd’hui ce sera « les Khamas », qui, tel que prononcé en hébreu, n’est rien d’autre que le synonyme du mot « violence ».

De Khamas à la violence, de la violence aux palestiniens tous et toutes coupables puisque les Khamas sont partout, dans les tunnels, sous les hôpitaux etc etc, paroles de porte parole, en colonie militarisée, pour sauver Israël d’une menace « existentielle » et réinventer le peuple élu avec le porte avion de l’Empire décadent à proximité, menaçant tout droit de contredire, y compris par la langue.

Vu d’Algérie, tout ce qui se passe vraiment dans le magma «Palestine, Israël » témoigne de la bestialité nécessaire à l’ambition coloniale, une bestialité que nous connaissons et que nous reconnaissons.

Même gourmandise de la terre des autres jusqu’à ce que mort s’ensuive, même acharnement à détruire les traces de l’histoire de l’autre, même capacité à polluer le quotidien d’une sale haine raciste. Rien ne nous semble nouveau, mystérieux, nécessitant enquêtes et preuves de ce que nous affirmons.

Comment ne pas s’y reconnaître ?

Exterminez toutes ces brutes.

De la mise à mort massive spectaculaire à Ghazza, à toutes ses sombres morts invisibilisées dans le quotidien de ces territoires reconnus « occupés », jusqu’aux camps des palestiniens entassés sur les terres des autres comme au Liban dans la mémoire de la boucherie de Sabra et Chatila , vivants de la charité, aujourd’hui renégociée dans une violence sans nom par des pays inventeurs historiques de l’écrasement des indigènes, en passant par les assassinats ciblés des « ennemis d’Israël » sur la terre entière. D’est en ouest et du nord au sud, à Ghazza les Palestiniens, les Palestiniennes, hommes et femmes, leurs enfants et leurs chats, vieillards et jeunes adultes courent, courent, réduits, enfin, aux rôles que leur attribue « la tragédie », les transformer en bêtes humaines. Ils courent, donc, ils se refusent au projet, à l’enfermement, encerclés du ciel à la mer par la terreur, ils courent et puisqu’ils se refusent aux chaînes, alors on va les enchaîner à la mort pour les apprendre qui est le maître. Le projet colonial ne s’interdit rien.

Il peut même les affamer, les crever de soif, les gazer avec du phosphore blanc qui remplace le Napalm des années 60, il peut même transformer l’enclave de Ghazza en une célèbre « prison à ciel ouvert », sans honte, ni remords. Sans conséquence, comme s’il était d’une grande banalité d’enfermer 2,3 millions d’êtres humains dans une prison où les geôliers mesurent jusqu’aux calories nécessaires à chacun et chacune pour les éteindre dans une économie mesquine.

Ici, rien n’est caché mais tout est fermé comme la promesse d’un avenir impossible jusqu’à devenir le plus grand centre d’extermination au monde.

Colonialisme est ce mot qui me manque pour décrire, pendant que je le recherche en vain dans le déluge de la langue imposée qui nomme sans rien dévoiler, l’« inqualifiable », l’« effroyable », « la tragédie » et le malheur du « deux poids, deux mesures ». Une tragédie dont le seul tort, regrettent en passant des braves gens qui s’indignent, quand même, serait de faire perdre à l’Occident son leadership mondial auprès des opinions planétaires qui se révoltent avec raison et humanité.

C’est là que ce mot et lui seul m’est nécessaire pour aller à l’essentiel, dire, écrire et penser que le tort est ailleurs.

Pendant que le monde pérore.

Deux poids, deux mesures, vraiment ?

Dans cette Histoire il n’y a pas deux poids et deux mesures.

Il n’y a qu’un poids et c’est celui de l’état d’Israël.

Il n’y a qu’une mesure : le poids des morts palestiniens, palestiniennes et leurs enfants, chacun par son nom.

Une mesure approximative abandonnée aux survivants et aux survivantes des camps d’extermination, à eux le terrible fardeau d’en prendre la mesure en kilomètres de linceuls blancs et rouge, un sang qui ne se calcule pas. En dépit de son indignation généreuse cette expression de « deux poids deux mesures » ne renvoie qu’à l’inépuisable vision eurocentrée pour laquelle l’histoire de l’Autre demeure une terra incognita.

Elle rend invisible la véritable condition de l’être palestinien sans droit comme s’il ne s’agissait que d’une anomalie regrettable, un tragique malentendu dommageable à l’image de l’Occident, alors qu’elle est au fondement du droit colonial agissant en toute légalité et impunité au vu et au su de toutes les instances internationales. Pour qu’il y ait deux poids, deux mesures il faut être, au moins deux parties autonomes et identifiables, deux altérités. Or les Palestiniens n’existent pas en tant que peuple. Ils sont toujours identifiés par le statut que leur impose Israël par la guerre, « les réfugiés », ou que leur octroie le droit israélien depuis un découpage juridique des territoires que ce pays occupe au fur et à mesure qu’il les chasse, « arabes israéliens », « ghazaouis » habitants un « territoire disputé », Cisjordaniens en « territoire occupé » et Jérusalem Est qui n’est plus qu’un territoire de l’Apartheid.

Israël est un état né colonial depuis la générosité d’une autre puissance coloniale, l’Angleterre et de ses pays frères en colonie qui se sont données le droit de découper une terre qui n’était pas la leur par la force. Les fondateurs du sionisme premier ne s’en cachaient pas, ils se disaient « colonialistes », et s’installaient « en colons », de colonie en colonie. Depuis ils n’ont eu de cesse de fabriquer des colonisés. Or depuis ce que je sais de l’histoire sombre de mon humanité un colonisé est un être sans droit construit par le récit et l’agir colonial.

Dans ce contexte « deux poids, deux mesures » devient un procès hors sujet, sans objet.

C’est là la puissance du mot colonialisme : il renverse l’image narcissique des valeurs de l’Occident. Il fait appel à une autre expérience de l’autre humanité, une autre puissance, la puissance des colonisés qui se révoltent avec tous les moyens, y compris ceux disqualifiés par les faiseurs d’opinion dans la légitimité du refus de leur infériorité qui fonde le projet colonial quand il fait système, en départageant le monde en race supérieure et race inférieure et par l’organisation du droit colonial qui sanctifie l’inégalité. Entre Israël et la Palestine, il n’y a pas deux poids deux mesures, il n’y a pas de guerre d’Israël contre Hamas, il n’y a que l’expression militaire « du fait accompli ».

Aujourd’hui aggravé par la sacro sainte sentence : « Israël a le droit de se défendre ». Qui se traduit en langue du colonisé : Israël a le droit de défendre la terre volée par la violence avec la même violence. Un droit qui s’installe sur les cartes avec la disparition de la Palestine, en kilomètres carrés de terres volées et de celles qui restent à prendre sur les lambeaux d’une terre découpée mais sans aucune frontière. C’est exactement ce qu’est Israël. Une exception intouchable du seul pays au monde sans frontières mais reconnu par les Nations Unies. Sa frontière est extensible d’une guerre à une autre de 48 à 67 à nos jours, d’un mur de la terreur à un autre. Aussi convoquer là et maintenant le droit international pour départager la mort nécessaire contre la mort inutile, les morts que l’on pleure et ceux sur lesquels on est en droit de cracher le venin d’une haine raciste, c’est juste une manière de vider la question palestinienne de son trop plein en colonialisme. C’est le temps nécessaire pour « Refroidir le crime ». Cette expression je la tiens de mes longues discussions avec l’historien Nouredine Amara, mon ami avec lequel résonnent les tambours des ancêtres et des Apaches que nous convoquons pour ne pas nous noyer dans les mots des autres et la pitié des nôtres.

Refroidir le crime.

Le congeler en attendant que le rapport de force, avec les armes de toutes les ex puissances coloniales en renfort, départage ce qui est déjà volé et ce qui reste à voler, la terre, la vie, les cimetières, les hôpitaux, des années d’invention depuis 2007 à Ghazza et depuis 1948 pour les autres palestiniens, juste pour survivre contre la haine raciste, coloniale qui vous réduit en poussière. Convoquer le droit international, c’est comme donner l’autorisation d’aller d’un crime à un autre, de Ghazza jusqu’à Rafah, « sans tirer aucune conséquences légales, éthiques, morales du premier », en attendant les longues discussions de procédures, l’apport des preuves entre « génocides » et banal « crime de guerre » pendant que le monde entier manifeste pour dire qu’elles sont au moins suffisantes pour arrêter la boucherie. Meme si je reconnais que le droit n’est pas inutile quand il est porté par L’Afrique du Sud, rejointe par l’Algérie, le Brésil, l’Irlande et bien d’autres pays, ainsi que des centaines d’avocats en renfort, tous constituer pour pousser les voleurs de vie et de destins de dizaines de millions de palestiniens jusqu’ à la porte de leurs maisons. Teba3 el kedab hata bab darou. La maison du crime inaugural.

Le Colonialisme est le seul mot qui s’impose parce qu’il charrie tout ce qui se passe vraiment sur l’espace de la Palestine Israël. Il permet de n’effacer aucun acteur, aucun crime dans l’exactitude histoire de la guerre qui se mène aujourd’hui avec d’un côté un peuple de colons et de l’autre un peuple de colonisés qui se défend de sa disparition. Un mot qui s’est inventé depuis une mémoire universelle imposée au monde par les combats des peuples colonisés de l’Afrique jusqu’en Asie en passant par l’Amérique de Christophe Colomb pour nommer, qualifier, identifier tous ces crimes dont on feint de se disputer la qualification comme si le droit international pouvait porter son Histoire.

Sinon il n’y a plus d’Histoire, il n’y a plus de Politique, il n’y a plus que des litiges sur le commerce de la mort, entre le permis et l’interdit, le halal et le haram. Il n’y a plus que la force coloniale qui a raison puisqu’elle continue de parler en premier.

C’est ici et en écrivant que je crois avoir compris pourquoi les palestiniens lui préfèrent le mot Nakba, parce que sans doute c’est le seul pays qui leur reste, tel un continent imaginaire du refus du « fait accompli ». Le peuple palestinien ne veut pas disparaître. Et alors qu’Israël tente de le réduire en poussière, le faire disparaître de leur dernier bout de terre, jamais les palestiniens n’ont été aussi existants, présents, acteurs de leur histoire et dévoilant la géographie d’une sale guerre coloniale. Même la poussière se retourne contre Israël, elle donne sa couleur à la mort à Gazza.

Elle est grise, elle colle aux murs, aux corps ensevelis sous des tonnes de béton que tentent de soulever des mains nues de survivants de la même couleur, elle colle aux caméras des journalistes palestiniens assassinés par dizaines alors qu’ils la fixent pour nous, elle colle à nos rétines saturées. Et si nous pensons tout savoir de ce qui se passe à Ghazza, en direct sur nos écrans, nous nous trompons. Il nous manquera toujours l’odeur de la mort à Ghazza et le mot qui la porte, colonialisme, ne le laissons pas disparaître avec, et pour le peuple palestinien.

Ghania Mouffok 23 février 2024 in Facebook

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