Par Mohamed Mouloudj in Liberté le 14-07-2019
Ancien détenu politique et militant de la démocratie, Djamel Zenati analyse dans cet entretien la situation politique du pays. Il explique la nécessité d’aller vers une transition, mettant l’accent sur l’inopportunité d’une présidentielle, transparente soit-elle, dans l’architecture actuelle du pouvoir et les forces en présence, notamment à l’intérieur du régime. Sans détours, M. Zenati développe une autre approche qui ne perd pas de vue la nécessité impérieuse de défendre les libertés et les espaces de liberté.
Liberté : Depuis quelques semaines, le pouvoir a choisi la répression comme seule et unique réponse au soulèvement populaire. Cette répression est accompagnée de manœuvres de division. Où cela peut-il conduire ?
Djamel Zenati : L’attitude du chef d’état-major vis-à-vis du mouvement populaire est passée de la méfiance à la bienveillance, puis à la défiance. Après une brève campagne en faveur du 5e mandat, il s’est vite rendu à l’évidence que la fin de règne de Bouteflika était inéluctable. La question de la succession ressurgit inopinément. Elle désintègre le conglomérat cristallisé autour du président et libère deux principales factions. C’est la course contre la montre pour le contrôle de la période post-Bouteflika. Le chef d’état-major se range non sans calcul du côté du mouvement populaire et livre bataille à ses anciens alliés désormais désignés sous le vocable de la «içaba». Une fois l’autorité du commandement militaire bien établie sur toutes les institutions, il reste à l’étendre à l’ensemble de la société. Seulement, ce pari est autrement plus difficile en raison d’une mobilisation populaire déterminée, inébranlable et bien décidée à se débarrasser du système autoritaire dans sa totalité. L’opinion a vite compris la combine et ne s’est pas laissé abuser par la grossière manipulation consistant à réduire tout un système à une simple içaba. Cela s’est traduit notamment par la formule géniale «yetnahaw gaa» lancée spontanément par un jeune Algérois et adoptée unanimement comme signature de l’insurrection citoyenne. Aussi, aux yeux du chef d’état-major, le mouvement devient de plus en plus encombrant. Le «soi-disant hirak» le contrarie dans ses desseins et l’irrite au plus haut point. D’où le recours à la répression et aux manœuvres de division. La situation risque-t-elle de dégénérer ? Rien ne l’indique pour l’instant, même si certains indices incitent à le penser. Il y a des faits très inquiétants. Acharnement haineux de policiers sur des manifestants à terre, dérive négationniste de la télévision publique, actes judiciaires au mépris de la loi pénale, propos racistes et offensants visant une partie du pays, et on peut multiplier les exemples à l’infini. Tout cela participe d’une volonté d’embraser le pays. Les décideurs se trompent lourdement s’ils pensent pouvoir se maintenir en installant un climat de violence. Cela les conduira tout droit à la perte. De même, la division du mouvement ne mettra pas fin au mouvement. Elle entraînera tout simplement une division du pays. Il n’est plus possible de fonder l’unité de la nation sur le mythe, le mensonge, le déni, l’exclusion, les schémas éculés ou les commandements absurdes. Si l’unité consiste à renoncer à ses indépendances et à ses libertés, alors je me déclare dissident et l’assume haut et fort.
Plusieurs manifestants sont placés sous mandat de dépôt pour avoir brandi le drapeau amazigh, d’autres pour avoir critiqué la démarche du pouvoir, craignez-vous une escalade dans la répression ?
Il est une évidence que toutes les difficultés du pays renvoient à une seule et même problématique: celle des libertés. La lutte doit se situer exclusivement sur ce terrain. La dictature tente le tout pour éloigner l’opinion du cœur de la crise. Elle fait tout pour déplacer l’attention vers le terrain des oppositions destructrices. Son but est d’égarer, de pervertir, de diviser et de dresser les uns contre les autres. Il ne faut pas la suivre dans cette dernière folie. Le conflit n’oppose pas deux emblèmes, deux territoires ou deux populations. La dictature n’a pas de préférence pour un drapeau, un territoire ou une population. Elle est équitable dans ses mépris et ses violences.
Elle est contre tout car elle veut tout. La dictature n’a pas de sentiment. Elle a une obsession. La combattre commande de lui opposer un idéal partagé, l’idéal de liberté. Pour le moment, la diversion n’a pas fonctionné. Pour autant, la dynamique populaire n’est pas totalement à l’abri.
Le moindre relâchement peut avoir des conséquences incommensurables. Le mouvement doit impérativement préserver son unité, sa détermination et développer des réflexes de vigilance afin de se prémunir contre toutes formes de manipulation et de propagande.
Pouvez-vous être plus clair sur ces opérations de manipulation et de propagande ?
Les relais du pouvoir, anciens et nouveaux, agissent sans honte et sans relâche. Il suffit de suivre les médias publics et les chaînes privées mercenaires pour saisir l’ampleur de la contre-révolution. Toutefois, les plus néfastes sont les nouveaux convertis à la doctrine du salut par la matraque. Leur démarche est extrêmement vicieuse. Ils ne s’opposent pas frontalement au mouvement populaire. Ils procèdent par propagation d’idées et d’analyses de manière à susciter dans l’opinion un sentiment de bienveillance, voire d’admiration pour les maîtres de l’heure. Ils s’efforcent, à titre d’exemple, de fabriquer au chef d’état-major une image de sauveur. Certes, des figures emblématiques du système sont en prison et cela a été accueilli avec grande satisfaction par les citoyennes et citoyens. Toutefois, il faut éviter de se laisser distraire par des mesures spectaculaires sans le moindre effet sur la nature même du système. En vérité, ces mesures sont dictées par des motivations totalement étrangères aux préoccupations du mouvement populaire. Par ailleurs, parmi les détenus se trouvent des innocents alors même que de nombreux prédateurs bénéficient à présent de l’impunité et de protection. Tout cela renvoie à une question à laquelle les supplétifs évitent de répondre : c’est quoi la içaba et qui en fait partie ? Bref, le plus grand tort dont se rendent coupables ces apprentis thuriféraires est le fait de légitimer par leurs actes le principe de centralité du militaire dans le champ social. Ils s’activent à présent à vendre l’option présidentielle sous l’emballage d’ultime chance à saisir. Jamais la misère de la pensée n’a atteint un tel sommet.
Justement, pourquoi selon vous, insiste-t-on sur la tenue de l’élection présidentielle dans les plus brefs délais ?
Dès l’indépendance du pays, l’institution présidentielle a été consacrée comme clé de voûte de l’édifice institutionnel. Toutes les constitutions algériennes développent le dispositif caractéristique de la séparation des pouvoirs mais organisent en même temps la dominance de l’exécutif sur toutes les autres institutions. Totalement enveloppé par l’exécutif grâce aux pouvoirs exorbitants du président, l’État est transformé en instrument de contrôle politique et social. Ce type de régime, fortement inspiré du modèle français, constitue la pièce maîtresse du système autoritaire. Il convient parfaitement aux décideurs, car il leur permet de régner sans gouverner. Autrement dit, sans avoir à assumer une quelconque responsabilité. Raison pour laquelle l’institution présidentielle constitue un enjeu capital. Aucune succession à la magistrature suprême ne s’est déroulée dans des conditions normales et aucun président n’a quitté le pouvoir au terme de son mandat. Il est par ailleurs insensé de croire qu’un président, quand bien même élu démocratiquement, puisse s’émanciper de la tutelle des décideurs sous l’empire de l’ordre actuel. Il ne faut jamais sous-estimer l’influence de l’architecture constitutionnelle ni réduire le poids des pratiques autoritaires. Choisir librement un président ne changera donc rien à la situation. Il ne faut pas non plus avoir la mémoire courte. Qui a contraint Chadli à la démission ?
Qui a assassiné Boudiaf ? Qui a poussé Zeroual à anticiper son départ ? Toutes ces questions devraient interpeller. Ce n’est pas du détail ou de l’accessoire. Il y a de l’enseignement à tirer si on veut éviter les mésaventures du passé. De plus, les conditions d’un libre choix sont loin d’être réunies. Les quelques propositions faites par le chef de l’État intérimaire ne sont pas de nature à garantir quoi que ce soit. Bensalah n’a d’ailleurs aucune autorité. Il est l’exemple parfait de la vitrine. L’option présidentielle vise à sauver le système. Tout au plus servira-t-elle à rafistoler la façade. Elle est l’unique moyen par lequel les décideurs comptent reprendre en main la situation et peser sur les évolutions futures. Ce pour quoi ils insistent tant sur la tenue de cette élection. Et ce pour quoi les citoyennes et les citoyens la rejettent catégoriquement. Le maintien de cette option risque de provoquer de nouvelles fractures et précipiter le pays vers le chaos. Quel fut le premier acte politique de la dictature après la révolte d’octobre 88 ? La réélection de Chadli le 22 décembre avec 93,26% des voix. Quelle consultation a inauguré la reprise du processus électoral après l’interruption de 92 ? L’élection de Zeroual le 16 novembre 1995 avec 61,34% des voix. Nul besoin de faire un dessin. Le pouvoir est dans la même démarche, le même état d’esprit. La société est dans l’obligation et en droit d’explorer une autre voie.
Quel regard portez-vous sur la rencontre du 6 juillet qui a regroupé les forces favorables à un dialogue qui aboutira à l’élection présidentielle ?
Pour pouvoir sauver le système, le chef d’état-major a besoin de réunir trois conditions : un climat propice, un procédé et un instrument politique. Le climat propice c’est la répression et les diverses tentatives de diversion. Le procédé c’est l’élection présidentielle. L’instrument politique va se construire à partir de la réserve des forces et personnalités gravitant à la périphérie du système auxquelles vont se joindre les courants proches de par la filiation idéologique. L’objectif non avoué de cette rencontre est justement de donner un prolongement politique à l’offre du pouvoir.
Excepté les formations politiques de Djaballah et Sofiane Djilali et quelques personnalités présentes, le reste est une reconstitution à peine soft de l’ancienne alliance présidentielle. Leur démarche ne s’inscrit pas dans une rupture avec le système en place avec lequel, faut-il le souligner, ils partagent la même matrice idéologique. Leur critique ne va pas au-delà de la question du pouvoir. Leur conception de la démocratie est minimaliste dans le sens où ils ne retiennent de la démocratie que son aspect procédural. Ils s’accommodent des libertés collectives mais sont très réservés sur les libertés individuelles comme l’égalité entre l’homme et la femme. Ils font l’impasse sur la nécessité de subordonner le militaire au pouvoir politique et la séparation du religieux et du politique. Ils ne disent rien de la refondation de l’État et l’impératif d’une nouvelle répartition des pouvoirs pour mettre fin à la dictature de l’État centralisé. Enfin, beaucoup me séparent de ce pôle politique. Je devine déjà leur argument : élisons d’abord un président et pour le reste on verra après. C’est un ronron maintes fois entendu et hélas on a vu après. Si le pays se trouve dans cet état de faillite, c’est en grande partie à cause de cette histoire de «on verra après». Concernant le dialogue proposé, c’est pour moi une grosse supercherie. En effet, le pouvoir impose un cap et invite les acteurs de la société à se charger de l’exécution. C’est du mépris. Tout d’abord, les responsables du fiasco doivent se taire à jamais. Ils ne sont plus habilités à proposer et encore moins à imposer. Ensuite, personnellement je suis opposé au dialogue pour une raison simple. Le dialogue est un échange entre parties. Il ne donne lieu à aucune obligation et occulte la question des responsabilités. En revanche, la négociation renferme en elle l’idée de conflit. Dans le cas présent, le conflit oppose la société tout entière à un système dans sa globalité. Ce conflit est indépassable dans le cadre de l’ordre actuel. Par conséquent, l’une des deux parties au conflit doit disparaître. Comme le peuple est le principe premier de la vie sociale, c’est donc au système de partir. La négociation portera exclusivement sur les modalités de départ du système. C’est l’exigence clairement et inlassablement exprimée par les citoyennes et citoyens depuis maintenant près de cinq moi
Vous avez choisi de prendre part à la rencontre des forces pour l’alternative démocratique, en quoi la solution par la transition est-elle préférable à celle par la présidentielle ?
La différence entre les deux options ne porte pas sur les moyens. Elle cache en vérité une divergence fondamentale. J’ai expliqué précédemment pourquoi l’option présidentielle n’est pas une solution. Elle vise uniquement à prolonger le système. Il est suicidaire d’aller à une quelconque élection en l’état actuel des choses. Les citoyennes et les citoyens n’ont pas rejeté deux élections présidentielles pour finir par accepter une troisième. Ils exigent le départ du système. Comment pourrait se réaliser concrètement une telle demande ? Il n’y a pas mille et une solutions. Il y en a une seule, et c’est la transition démocratique. Les formations, organisations et personnalités réunies le 26 juin passé autour de l’idée de transition démocratique constituent l’essentiel du bloc politique qui a résisté à la dictature depuis les années 60. Ces forces sont aujourd’hui engagées dans le mouvement populaire, et le pacte politique adopté à l’issue de la rencontre traduit fidèlement les espoirs citoyens. Ce pôle ne prétend pas se poser en tutelle du mouvement. Il est ouvert à tous les acteurs et appelé à s’élargir pour devenir un espace de débat et d’élaboration. Son objectif est de favoriser la construction rapide d’une solution. Les citoyens doivent savoir qui est porteur de solution et qui ne l’est pas. Sans cela, le mouvement sera privé de repères et risque de devenir la proie de toutes sortes d’opportunistes. À commencer par les relais cagoulés du système.
Vous avez parlé d’une transition sans institutions de transition. Pouvez-vous être plus explicite ?
Le passage de l’ordre ancien à l’ordre nouveau est un double processus de déconstruction et de construction. Il n’y a pas de voie royale ni de modèle universel. La transition est une expérience historique. Par ce fait, elle ne peut être indifférente au contexte, à l’état de la société, à la nature du système, à l’identité des acteurs, aux équilibres politiques et à l’environnement régional et international. C’est sous l’effet combiné de ce faisceau de facteurs que le processus de changement va devoir se frayer un chemin. Toute la difficulté est de surmonter les innombrables obstacles, réduire les résistances et éviter les impasses. Après octobre 88 et la décennie sanglante s’est peu à peu répandue l’idée de l’impossibilité du consensus en dehors de l’univers autoritaire. Le sursaut populaire de février est parvenu à briser ce paradigme. La rupture avec le système est possible et peut se faire sans violence. Dans les esprits, elle s’est déjà réalisée. Lors de la rencontre du 26 juin, j’ai soumis au débat l’idée d’une transition sans institutions de transition. Ce modèle original peut paraître à première vue invraisemblable. Je ne suis pas de cet avis. Pour moi, la démocratie est une incessante invention tant dans les idées que dans les faits. Mais les raisons à l’origine de cette proposition ne relèvent pas du seul souci d’innover. Elles renvoient à des contraintes intimement liées à notre réalité. Il y a en premier la rupture de confiance entre le pouvoir et la société. Les institutions de transition s’exposent à un risque réel, celui d’être absorbées par le pouvoir en place. En effet, les capacités de la dictature en matière d’infiltration, de manipulation et de corruption sont redoutables et toujours intactes. Ensuite vient la méfiance de la société envers les élites. La question des personnes devant conduire la transition est très problématique en raison de l’esprit dégagiste ambiant. Il y a enfin la difficulté de trouver un mécanisme de représentation incontestable. Il ne faut pas oublier que la révolte populaire est aussi le résultat d’une crise de représentation. Le mouvement populaire est de nature horizontale et rejette toute forme de structuration. Aussi doit-il s’organiser en comités ou forums populaires autour des grandes tâches de la transition démocratique. L’ensemble des tâches minutieusement ordonnées correspond à la rupture progressive avec le système. La matérialisation des tâches fera l’objet de négociations successives et semi-directes entre le mouvement et le commandement militaire. Cette démarche, je l’avoue, suppose un engagement total et continu et une forte capacité d’organisation et d’initiative. De toutes les façons, l’implication des citoyennes et citoyens est la seule garantie pour la réussite de la transition. Larbi Ben Mhidi ne disait-il pas à juste titre : “Jetez la révolution dans la rue et le peuple s’en emparera” ? Cela reste valable pour la transition.
Mohamed Mouloudj