novembre 29, 2019
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Etat civil, Etat de droit et Hirak

Lahouari ADDI @Facebook 28 novembre 2019

Ghalya Djelloul, sociologue à l’université de Louvain-la-Neuve, m’a interpellé sur la question du hirak et ses implications théoriques. Elle écrit dans son post :

Merci pour cette perspective constructiviste qui permet de déconstruire le procès de « trahison à l’unité de la nation » du mouvement populaire. Si la réponse de Benzetat peut paraître mettre la charrue avant les bœufs (tu lui réponds en gros que le temps de débattre du projet de société viendra plus tard), je trouve toutefois qu’il subsiste une ambiguïté dans ta réponse, d’où cette question de clarification : lorsque tu dis que « En tous les cas, un citoyen qui se dit laïc ne peut pas demander à un islamiste de ne pas être islamiste. Par contre, il peut exiger de lui qu’il n’utilise pas la violence, dont le monopole doit appartenir à l’Etat, et de respecter la liberté de conscience. », ma question est : Au nom de quoi ce citoyen laïc peut-il légitimer cette « exigence », si ce n’est le cadre d’un Etat de droit (garant de la protection des droits humains, dont la liberté de conscience)? Et, est-ce que l’union politique autour d’un « Etat civil » comporte les garanties suffisantes pour une « véritable » transition vers une « Algérie libre et démocratique »?

Suffit-elle réellement à écarter tout risque de reconduire un autoritarisme sous une autre forme ? Autrement dit, pour reformuler l’affirmation contenue dans l’article ci-dessous sous forme de question : s’il constitue une condition nécessaire, l’Etat civil constitue-t-il pour autant une condition suffisante à un Etat de droit? Ou bien est-ce là des synonymes à tes yeux? Il me semble que cette question mérite d’être clarifiée car elle comporte le risque de fragiliser l’union politique dont tu parles. Merci d’avance pour ta réponse!

Réponse :

J’ai dit à notre compatriote Youcef qu’il ne faut pas trop charger le hirak, c’est-à-dire qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’après la transition voulue par le hirak, ce sera l’âge d’or dans le pays. Les inégalités sociales disparaîtraient et nous serons tous frères et sœurs et gentils envers les uns les autres. L’acteur révolutionnaire est gentil durant la révolution, mais après la révolution la nature humaine reprend sa place, et ce sera le désenchantement. C’est quoi la nature humaine ? L’homme est mauvais et n’obéit qu’à ses intérêts, mais d’un autre côté, il ne peut pas se passer de la société. C’est l’insociable sociabilité dont parle Kant qui ajoute que la vie sociale n’est possible que sous l’empire du droit. Les religions bibliques (judaïsme, christianisme et islam) ont essayé de rendre l’homme bon par la morale sous la menace du châtiment éternel, mais elles ont échoué. La nature humaine a avalé le message biblique et a montré la méchanceté de l’homme en utilisant la religion. Il faut convenir que Dieu, avec ses prophètes et le texte sacré, n’est pas arrivé à rendre l’homme bon. Que faire ? La philosophie politique moderne propose de construire l’ordre politico-juridique sur la base du pessimisme anthropologique, c’est-à-dire que l’homme est mauvais et égoïste en mettant en avant le droit et les contre-pouvoirs. Cela consiste à donner à chaque homme (mauvais par essence) le droit de se défendre et de défendre ses intérêts. Le modèle algérien construit par Boumédiène avait une autre solution : donner aux officiers de l’armée (qui pour lui étaient des Algériens bons, désintéressés et donc pas égoïstes) le pouvoir de protéger les citoyens contre la méchanceté d’autres citoyens. Nous savons que ce modèle a échoué lamentablement dans la corruption la plus honteuse. Le hirak demande la fin de ce modèle et l’installation d’une démocratie électorale.

Mais la démocratie n’est pas la fin de l’histoire et elle n’a pas vocation à assurer le bonheur aux citoyens. Elle permet juste de changer de dirigeants par l’alternance pacifique. Les Etats-Unis sont la plus vieille démocratie au monde, cela n’a pas empêché l’élection en 2016 d’un escroc à la Maison Blanche (le mot est du Washington Post et du New York Times, conartist en anglais). La France était une démocratie quand son armée bombardait les douars algériens au napalm. Le gouvernement sioniste de Tel Aviv est issu d’élections démocratiques, et cela est compatible avec l’apartheid. Il ne faut pas par conséquent idéaliser ou attendre too much de la démocratie. La démocratie n’effacera pas le mauvais côté de la nature humaine. Mais elle est le moins mauvais des systèmes et elle oblige les gouvernants à rendre des comptes en fin de mandat. En Algérie, Benflis a été ministre de la justice et premier ministre lors de la répression en Kabylie en 2001 et il prétend à la magistrature suprême en 2019 comme s’il n’avait aucune responsabilité dans l’effondrement de l’économie et le délabrement des institutions de l’Etat. Si l’Algérie était démocratique, Benflis, après avoir rendu des comptes, appartiendrait à l’histoire et non à l’avenir.

L’Algérie n’est pas une dictature militaire ; c’est un pays qui a demandé en 1962 à l’armée de contrôler l’Etat pour qu’il ne dévie pas du serment des martyrs de la guerre de libération. Demander à la nature humaine de respecter le serment des morts, c’est une naïveté et une utopie. C’est demander à djeha de ne pas mettre le doigt dans le pot de miel à remettre à sa tante. Le hirak veut mettre fin à cette utopie pour construire un Etat civil où djeha risque d’aller en prison s’il met le doigt dans le pot de miel. Cela ne règlera pas pour autant tous les problèmes puisque l’Etat civil reposera sur le point d’équilibre des antagonismes idéologiques de la société. L’Etat civil n’empêchera pas la société d’envoyer à l’Assemblée Nationale des islamistes, ce que craignent les laïcs. D’où la nécessité d’un pacte national discuté et accepté par toutes les composantes idéologiques. Parler de composantes idéologiques, c’est reconnaître la diversité, c’est-à-dire que les islamistes, les berbéristes, les communistes, etc. s’acceptent en tant que tels.

Le laïc ne reprochera pas à l’islamiste d’être islamiste et vice-versa. Mais l’un et l’autre exigera le respect mutuel dans le cadre de la loi qui repose sur un pacte. La confection de ce pacte est possible en Algérie. Il y sera inscrit le respect de l’alternance électorale, la liberté d’expression, la liberté de conscience, l’égalité juridique homme/femme, l’autonomie de la justice.

Je termine en apportant quelques remarques d’ordre méthodologique sur la notion d’Etat de droit que soulève Ghalya Djelloul et l’excellent article auquel elle fait référence de Ait Ali Slimane (« Le revendication idoine du Hirak : Etat civil ou Etat de droit » in Huffpost 23/11/2019). Le concept d’Etat de droit a été élaboré par Hans Kelsen, juriste allemand de la première moitié du 20èm siècle. Il explique qu’un Etat de droit n’est pas forcément démocratique. Il y a des Etats de droit autoritaires et, il affirme que l’Etat nazi est un Etat de droit ! Pour lui, un Etat de droit est celui qui ne promulgue que des lois ou des textes juridiques conformes à la Norme fondamentale (la constitution). C’est le normativisme kelsénien. Si la constitution dit que la race aryenne est supérieure à toutes les races, et si aucune loi ne contredit cette norme, l’Etat de droit est respecté. Dans cette perspective, un Etat autoritaire peut être un Etat de droit. En Algérie il n’y a pas d’Etat de droit parce que la constitution est contredite par des lois votées à l’Assemblée Nationale. Par exemple, la constitution stipule que les citoyens sont égaux quels que soit leurs sexes. Or le code de la famille institue l’infériorité juridique de la femme. Pour être un Etat de droit, l’Algérie doit modifier soit sa constitution (et dire que les femmes sont inférieures aux hommes en droit), soit le code de la famille en matière de mariage, de divorce et d’héritage dans le sens de l’égalité entre l’homme et la femme. C’est soit l’un soit l’autre mais pas les deux à la fois. Après le hirak, l’Algérie aura à trancher ce problème, ce qui veut dire que le hirak ne signifie pas la fin de la lutte politique ; au contraire, il ouvrira le champ légal de la lutte politique. Et une nouvelle étape de construction de l’Etat commencera.

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