février 23, 2024
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Israël-Palestine : le milieu de l’art aussi se fracture

Par Chama Tahiri in diptykmag.com février 23, 2024

Autrefois plébiscités par les lieux d’exposition occidentaux qui se bousculaient pour leur offrir une visibilité, les artistes palestiniens ont brutalement perdu de leur attrait. Tandis qu’Israël continue de pilonner la Bande de Gaza, une nouvelle géopolitique de l’art semble bien se dessiner à coup de déprogrammations.

Il semble bien loin le temps où Paris Photo était entièrement dédiée aux artistes du monde arabe. C’était en 2009. On se souvient aussi de Khaled Jarrar, distribuant à l’entrée de la Fiac en 2011 des fac-similés d’un timbre palestinien fictif. Les artistes de la région Mena étaient alors portés aux nues par les institutions et galeries occidentales. Mais les temps ont changé. 

Depuis le 7 octobre dernier, les artistes et curateurs palestiniens, ainsi que ceux qui ont exprimé leur soutien à la cause palestinienne se voient censurés, déprogrammés, voire démis de leurs fonctions. C’est le cas de David Velasco, rédacteur en chef de Artforum et employé de l’entreprise depuis 18 ans, remercié pour avoir publié une lettre ouverte signée par des artistes en faveur de la libération de la Palestine.

De nombreux rédacteurs du mensuel américain ont décidé de démissionner à la suite de cette décision, dénoncée également par la communauté artistique internationale, brandissant le hashtag #BoycottArtforum.

Dans la rue et sur les réseaux sociaux fleurit de plus en plus le slogan « Free Palestine from German guilt » (Libérez la Palestine de la culpabilité allemande, ndlr).

Annulations à répétition

En Allemagne, où le devoir de mémoire crée une certaine confusion entre antisémitisme et antisionisme, le milieu de l’art est particulièrement déchiré. Secouée par une accusation d’antisémitisme en 2022, la Documenta de Cassel a fait l’objet de nouvelles tensions en novembre dernier. Mis sous pression pour avoir signé en 2019 une déclaration pour s’opposer à un évènement organisé par l’ambassade d’Israel à Mumbai sur l’idéologie Hindutva et le sionisme, l’écrivain indien Ranjit Hoskoté a quitté le comité de sélection chargé de choisir le directeur artistique de Documenta 2027. Les quatre autres membres du comité – dont Simon Njami – ont démissionné à leur tour , mettant en péril la prochaine édition d’un des rassemblements internationaux majeurs de l’art contemporain. Dans la rue et sur les réseaux sociaux fleurit de plus en plus le slogan « Free Palestine from German guilt » (Libérez la Palestine de la culpabilité allemande, ndlr). Toujours en Allemagne, le 13 octobre, la déprogrammation de l’autrice palestinienne Adania Shibli, qui devait être primée à la Foire du Livre de Francfort, a provoqué un tollé d’incompréhension et d’indignation. 

Entre le 7 octobre et le 31 décembre 2023, 66 événements culturels ont été annulés en Allemagne selon le collectif indépendant Archive of silence qui recense sur Instagram les cas de censure et de déprogrammation des artistes soutenant la Palestine. Parmi eux, Raphael Malik et ses photographies autour de la culture musulmane et de la spiritualité, le photojournaliste bangladais Shahidul Alam, ou encore l’artiste sud-africaine Candice Breitz. Ayant appris l’annulation de son exposition à la Saarland Museum’s Modern Gallery (Sarrebruck), à travers les médias, cette dernière déplore le manque de dialogue et craint que le combat contre l’antisémitisme ne cache une forme de racisme et d’islamophobie accompagnée par la montée tranquille de l’extrême-droite en Allemagne. 

L’artiste Johanna Tagada Hoffbeck, elle, va jusqu’à partager son échange avec une institution restée anonyme qui s’inquiète que « le politique fasse des vagues dans tous les domaines ». Accusation à laquelle elle répond, en justifiant de ses origines métissées, que son travail est politique et qu’elle ne souhaite pas compromettre son honnêteté intellectuelle et émotionnelle.

Ayman Baalbaki, Al Moulatham, 2012, acrylique et tissu peint sur toile.

Les musées, espace de liberté d’expression ?

Les déprogrammations ne sont pas uniquement l’apanage des institutions allemandes. L’artiste libanais Ayman Baalbaki a, par exemple, vu deux de ses œuvres retirées d’une vente aux enchères organisée par Christie’s à Londres . Un des tableaux, qui était en couverture du Diptyk #11 en 2011 , est le portrait d’un paysan au visage entouré d’un keffieh rouge. Le second représente un manifestant de la place Tahrir au Caire. Alors même que la figure du « protester » était désignée « personnalité de l’année » par le Time en 2011 et incluait les « rebelles » des printemps arabes, ces références sont à nouveau amalgamées au terrorisme.

Célébré mondialement pour sa subversion, l’artiste chinois Ai Wei Wei – connu entre autres pour ses clichés de doigts d’honneur face à des institutions ou représentations du pouvoir comme la Maison Blanche, la place Tian’anmen ou encore La Tour Eiffel – n’est pas épargné. La publication d’un tweet en novembre sur la subjectivité et le soutien financier des États-Unis envers Israël a suffi pour faire annuler quatre expositions à Londres, Paris, New York et Berlin. Pour l’artiste, dont le soutien envers la cause palestinienne n’est pas nouveau, la réaction des galeries et leur inquiétude, bien que surprenantes, ne fait que confirmer la réalité de ses propos qui, selon lui, restent factuels. 

Les États-Unis, terre d’accueil de près de 200 000 Palestiniens et Palestiniennes en exil, se retrouvent confrontés à une forme de malaise qui contribue à réduire au silence et à invisibiliser cette communauté. L’annulation du panel de discussion auquel devait participer l’artiste visuelle Jumana Manna en marge de son exposition au Wexner Center for the Arts à Columbus en est un exemple. Cette dernière s’est par ailleurs retirée de la programmation du Festival International du Documentaire d’Amsterdam (IFDA) qui avait condamné le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » brandi par des activistes le soir de l’ouverture. Samia Halaby, quant à elle, artiste palestinienne et première femme à enseigner à la Yale School of Art, a vu son premier solo show aux États-Unis, rétrospective d’un demi-siècle de carrière, annulé pour « des raisons de sécurité ».

© Ai Weiwei

Pour le Comité international des musées d’art moderne (CIMAM), il est important que les musées restent des espaces d’expression artistique libre, accueillant des partis-pris divers, a fortiori en situation de crise. Le comité, qui inclut Zeina Arida, directrice du Mathaf à Doha, condamne fermement toute forme de censure et de déprogrammation. Si les récents événements ont déclenché de nombreuses réactions, le débat sur la liberté d’expression et la place du politique dans l’art reste timide.

Au Maroc, on observe un consensus dans le monde artistique où de nombreuses personnalités à l’instar de Omar Berrada usent de leurs plateformes pour appeler au cessez-le-feu et dénoncer le génocide, et des espaces indépendants tels que Le 18 à Marrakech ou la Cinémathèque de Tanger organisent des projections et rencontres pour amplifier les voix palestiniennes. Les grandes institutions, elles, ne se prononcent pas et poursuivent leur programmation habituelle. À Doha, Qatar Museums a, en revanche, lancé le 19 janvier dernier une campagne de solidarité articulée autour d’événements, ateliers et activités intitulée « Art for Peace », en collaboration avec le Croissant Rouge, pour lever des fonds et sensibiliser le public. À l’Institut du Monde Arabe à Paris, l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », initialement prévue de mai à novembre 2023, a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2023, en raison de son « succès ». Triste paradoxe.

Sliman Mansour, Revolution was the beginning (الثورة كانت البداية) – détail-, 2016, Huile sur toile, 200 x 500 cm.

Polarisation des positions

La polarisation autour de la question palestinienne semble ainsi redéfinir les centres d’influence. Là où les pays occidentaux ont longtemps exercé leur soft power dans le sillage de leur mission civilisatrice, les pays du « global south » semblent aujourd’hui défier le modèle universaliste jusque-là imposé. Pendant que l’Afrique du Sud saisit la Cour de Justice Internationale, les États-Unis usent à répétition de leur veto contre le cessez-le-feu.

Pour les artistes palestiniens, confrontés à la censure depuis les années 1970, l’art a toujours été une forme de résistance. Avant les accords d’Oslo en 1993, ils risquaient la prison s’ils utilisaient de façon explicite les couleurs de leur drapeau, interdit aujourd’hui encore dans l’espace public. L’oppression jusque dans l’expression artistique, autrefois source de transgression, ne fait aujourd’hui que renforcer le sentiment de sympathie pour la cause palestinienne d’un public devenu militant, surtout auprès de la jeune génération.

En réponse aux vagues de censure, les réseaux sociaux sont devenus des plateformes d’éducation à la culture palestinienne et de célébration de son héritage artistique, intellectuel et visuel, notamment à travers la figure du peintre Sliman Mansour, connu pour son illustration à la fois mélancolique et pleine d’espoir sur l’exil et sur la guerre. Une façon de dépasser les frontières, de contrer la censure, et de combattre l’effacement.

Chama Tahiri

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