mai 23, 2024
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L’article 87 bis du Code pénal : Contribution à une histoire juridique de la répression en Algérie

PAR AW · PUBLIÉ MAI 20, 2024 · MIS À JOUR MAI 20, 2024

A.T., Algeria-Watch, 20 mai 2024

L’article 87 bis du Code pénal, qui connaît une triste notoriété depuis sa modification en 2022, est sans doute le dispositif légal qui a le plus fait couler d’encre, suscitant colère et indignation. L’impact de cet article de loi sur les libertés publiques fondamentales, liberté d’expression, de réunion et d’association, est purement dévastateur. Son effet est de criminaliser toute tentative de manifestation, de regroupement ou toute autre forme d’expression publique.

La mécanique répressive de l’article 87 bis repose principalement sur une définition malléable du terrorisme qui permet de réprimer toute forme de contestation du pouvoir militaire. Critiqués par de nombreux juristes algériens et condamnés par d’importantes organisations des droits de l’homme internationales1, plusieurs rapporteurs spéciaux de l’ONU ont souligné les préjudices que les dispositions que cet article pourrait causer à la déjà très préoccupante situation des droits humains en Algérie2.

Mais comment le régime en est arrivé à ce stade de régression ? Quelle est la genèse de cette arme légale de destruction des libertés ? De fait, le régime militaro-policier a développé l’article 87 bis au fil des incessantes tractations pour le pouvoir et la rente dans l’équilibre pas toujours durable des rapports des forces au sommet des appareils. Ce texte est également influencé par la situation politique générale et les manifestations sociales de rejet d’un autoritarisme en contradiction directe avec les principes fondateurs de la Révolution algérienne énoncés il y a soixante-dix ans aujourd’hui par l’Appel du 1er Novembre 1954.

Depuis l’indépendance, l’élaboration et les évolutions des lois liberticides ont connu quatre séquences principales :

  • L’installation du régime par le coup d’État de juin 1965.
  • Le coup d’État de Janvier 1992 et la sale guerre contre les civils.
  • L’ascension et la chute d’Abdelaziz Bouteflika.
  • L’éclosion du Hirak et la répression de l’expression démocratique de la société.

Au cours de chacune de ces périodes, la junte militaire a adapté son dispositif répressif via de nouvelles lois, ordonnances et décrets, redéfinissant au gré des circonstances des notions telles que la trahison, le terrorisme et l’atteinte au moral des troupes. En incorporant, dans le flou et l’approximation, dans la qualification de ces notions des actes relevant parfois de la simple expression citoyenne. Ces imprécisions délibérées ont pour finalité de nier les garanties d’un procès équitable qui résident avant tout dans la précision et la définition des délits et infractions. Ainsi qualifier d’action terroriste toute démarche s’opposant au pouvoir et à ses appareils exprime clairement la volonté d’instrumentaliser la Justice pour interdire par l’intimidation toute expression autonome.

Dans un contexte où ces contradictions au plus haut niveau des appareils s’exposent ouvertement, frôlant parfois le ridicule, le régime bafoue sa propre constitution et continue de broyer des vies à travers la légalisation de dispositions arbitraires. L’article 87 bis révèle la culture répressive et liberticide d’un pouvoir décidé à empêcher le nécessaire débat politique et annihiler toute contradiction, aussi anodine, soit-elle.

Coup d’État du 19 Juin 1965 : l’article 87 matrice de la lutte antisubversive

L’article 87 voit le jour par une ordonnance datée du 8 juin 1966 modifiant le Code pénal algérien pour la première fois depuis l’indépendance. Cet article fait partie d’un arsenal juridique mis en place à la suite du coup d’État du 19 juin 1965, date effective de naissance du système militaro-policier actuel. Qualifié de « redressement révolutionnaire », le putsch militaire contre Ahmed Ben Bella est effectivement un jalon fondamental, un tournant anti-démocratique et antipopulaire de l’Algérie indépendante.

L’homme fort des putschistes et chef de l’armée, le colonel Houari Boumediene, assume le rôle de chef de l’État et prend la tête du gouvernement ainsi que d’un « Conseil de la révolution », sorte de parlement de fait, majoritairement composé de militaires. Puissant dans la rhétorique révolutionnaire, Boumediene situe l’institution militaire comme garante de la souveraineté du peuple algérien : « L’Armée nationale populaire, digne héritière de la glorieuse Armée de libération nationale, ne se laissera jamais, quelles que soient les manœuvres et les tentations, couper du peuple dont elle est issue et dans lequel elle puise à la fois sa force et sa raison d’être »3.

Pourtant, le pouvoir algérien promulgue très rapidement des lois liberticides pour empêcher toute forme de contestation ou de libre expression populaire. Ces dispositions, souvent inspirées de l’ancien Code pénal français, sont exposées dans l’Ordonnance n° 66-156 du 8 juin 1966, notamment à la section IV « Crimes tendant à troubler l’État par le massacre ou la dévastation » et à la section V « Crimes commis par la participation à un mouvement insurrectionnel »4.

À la lecture des différents articles qui composent cette ordonnance, il apparaît clairement que les dirigeants du nouveau régime souhaitent avant tout prévenir une rébellion armée. Le maquis en Kabylie créé par le Front des Forces Socialistes5 en 1963 a marqué les esprits. Le colonel Boumediene, en tant que chef de l’État-major de l’armée, avait dirigé la campagne de répression contre le FFS. Outre les luttes pour le pouvoir, le putsch intervient quelques jours après la conclusion d’un accord politique « démocratique » entre le FLN (Parti unique) et le FFS. Cet accord sera rendu public par la presse nationale le 16 juin, trois jours avant le coup de force6.

La section IV de cette ordonnance vise toute action « jugée » comme relevant de massacre ou dévastation, encore une fois sans en définir clairement ni le sens ni les contours, tandis que la section V est consacrée au mouvement insurrectionnel sans en préciser la définition non plus.

L’article 87 fait partie de la section IV et stipule que : « Les individus faisant partie d’une bande, sans y exercer aucun commandement ni emploi, sont punis de la réclusion à temps, de dix ou vingt ans ». Le terme de « bande » n’est pas clairement défini, mais l’article 85 dispose qu’il y aurait complot si deux personnes ou plus se réunissent pour planifier ou commettre un massacre ou une dévastation. L’objectif principal de cet article est donc de punir toute personne pouvant appartenir ou être associé à « une bande ».

Dans le contexte du coup d’État de 1965, l’article 87 vise à dissuader toute réaction populaire. Le Clan autour de Boumediene appelé « Clan d’Oujda » se méfie alors des réseaux clandestins de l’opposition politique, mais appréhende une réaction populaire de soutien au président déchu.

La Sale Guerre : massification de la répression

Le deuxième coup d’État de l’Algérie indépendante intervient le 11 janvier 1992, interrompant un processus électoral en cours, et met un terme durable à l’ouverture démocratique ouverte à la suite des sanglantes manifestations du 5 octobre 1988. Ce putsch est à l’origine d’une restructuration fondamentale du régime algérien, avec une prise de contrôle de tous les appareils de l’État par la police politique secrète militaire sous la férule du groupe de généraux félons, qui seront appelés « les Janviéristes » par la vox populi.

Se présentant comme les remparts de la « République laïque et moderne » face à la déferlante électorale « obscurantiste » du Front Islamique du Salut (FIS), les putschistes proclament l’État d’urgence et suspendent de facto la Constitution. Dans une démarche totalement illégale7, le système juridique, réduit à un simple appareil, a été mobilisé pour soutenir une répression de masse, hors de toute référence à la Constitution ou au Droit. Les années qui ont suivi le coup d’État ont vu la mise en place d’une véritable « Machine de mort »8. La généralisation de la torture, l’ouverture de camps d’internement administratif, les disparitions forcées et les exécutions extrajudiciaires ont été partie intégrante d’une guerre contre le peuple, dirigée par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS)9.

Le Décret législatif no 92-03 du 30 septembre 199210 est le soubassement juridique originel du système des Janviériste. Signé par Ali Kafi en tant que président d’un Haut Comité de l’État, sorte de présidence collective extraconstitutionnelle, ce décret annonce la création de juridictions d’exception, dénommées Cours spéciales. Ces instances sont chargées de qualifier et de condamner toute action d’opposition au pouvoir, même pacifique, en les assimilant au terrorisme et à la subversion. Un arsenal juridique où toutes les sanctions prévues par la loi sont doublées est mis à la disposition de juges « spéciaux » au mépris des lois et des conventions internationales signées par l’Algérie, et sous le regard muet du syndicat de la Magistrature. Entre janvier et octobre 1993, ces cours, ont prononcé la quasi-totalité de plus de 300 peines de mort, dont la plupart par contumace, concernant souvent des cas de personnes victimes de disparitions forcées ou décédées sous la torture11.

La guerre contre les civils prenant un tour de plus en plus atroce, la direction de l’armée connaît ses premières scissions, les décideurs se divisent en deux groupes plus ou moins antagoniques, « Eradicateurs » partisans d’une politique d’élimination systématique des militants et sympathisants du FIS et « Réconciliateurs » qui souhaitent une réduction du niveau général de violence. Le général à la retraite Liamine Zeroual, personnalité sans aspérités ni charisme, a été choisi en tant que candidat de compromis pour succéder au Haut Comité d’État. Ministre de la Défense à partir de juillet 1993, il a été nommé chef d’État (1994-1998) lors d’une « Conférence de Consensus National » en janvier 1994 pour une période de transition censée durer 3 ans. C’est sous son règne que l’article 87 a été amendé par le Conseil national de transition (CNT)12 pour tenter de conférer un semblant de « légitimité » à la répression en cours depuis 1992 en revenant tant bien que mal à des normes juridiques plus classiques. Cependant, la plupart des éléments du Décret législatif no 92-03 se retrouvent dans la version renouvelée de l’article 87. L’esprit et les mécanismes hors la loi des tribunaux d’exception s’étendent ainsi à toutes les cours de justice du pays.

De Liamine Zeroual à Abdelaziz Bouteflika : Luttes pour le pouvoir et conflits d’appareils

Le mandat du général-président Liamine Zeroual a été caractérisé par un échec complet de sa tentative de règlement politique de la crise née du coup d’État de 1992. Hostile à l’accord de Sant’Egidio13, Liamine Zeroual a tenté sans succès un rapprochement avec les dirigeants du FIS. Dans le but de légaliser son pouvoir, une élection présidentielle anticipée a été organisée dans le courant 1995. Après avoir remporté sans surprise une victoire électorale entachée par la fraude généralisée, Liamine Zeroual et ses alliés au sein du régime déploient une approche déterminée d’élimination des groupes terroristes. Parallèlement à cette action répressive, une loi dite « de clémence » promulguée en février 1995, offre des peines commuées et des protections aux terroristes repentis. Par ce geste le pouvoir veut profiter des rivalités qui s’exacerbent entre les différents groupes armés, se revendiquant de l’islamisme.

La phase la plus sanglante de la décennie noire est néanmoins enregistrée sous la présidence de Liamine Zeroual. La montée en puissance meurtrière du très trouble GIA14 a entraîné la multiplication des violences contre les civils. Entre 1995 et 1997, ce groupe armé infiltré par les services secrets est un instrument de la lutte contre-insurrectionnelle aux mains de certains clans de l’armée15. La succession de massacres perpétrés par le GIA dans des conditions très obscures contraint à la démission le président Liamine Zeroual le 11 septembre 1998.

C’est dans ce contexte très incertain que les dispositions de l’article 87 du Code pénal sont revues et amplifiées. L’évolution de cette arme juridique vise avant tout de permettre au pouvoir de reprendre la main sur la guérilla islamiste, particulièrement le GIA, en traitant la crise politique sous un angle essentiellement sécuritaire. Le régime voulait aussi prévenir toute contestation citoyenne et la remise en cause d’une légitimité formelle construite hors d’une réelle consultation populaire.

L’ordonnance n° 95-11 du 25 février 1995, adoptée par le CNT, reprend fidèlement l’essentiel du décret législatif du HCE, toute en élargissant dans le flou le plus total la définition des crimes terroristes ou subversifs à travers l’article 87 bis16. Le nouvel énoncé inclut toute action visant : « la sûreté de l’État, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions par toute action »17. Sont ensuite énumérées toutes les actions qui relèvent de cette définition. Dans un premier temps sont incluses toutes les actions visant à « semer l’effroi au sein de la population et créer un climat d’insécurité, en portant atteinte moralement ou physiquement aux personnes ou en mettant en danger leur vie, leur liberté ou leur sécurité, ou en portant atteinte à leurs biens », mais aussi celles qui entravent « la circulation ou la liberté de mouvement sur les voies et occupent les places publiques par des attroupements ». Cette formulation intègre deux registres très différents : d’un côté, une volonté de terroriser une population civile et de l’autre, une occupation de l’espace public qui renvoie à une manifestation. La confusion n’est pas anodine, car l’élargissement de l’article 87 vise autant les actions des groupes armés qui échappent au contrôle du pouvoir que des mouvements de contestation pacifique qui questionneraient la légitimité du gouvernement, sa politique ou son mode de fonctionnement.

L’ordonnance n° 95-11 renforce le pouvoir d’appréciation des actes en amont par les autorités chargées des poursuites, un aspect qui rejoint l’amendement du code de procédure pénale introduit par l’ordonnance 95-10 du 25 février 1995. Cette dernière ordonnance accorde pour la première fois la qualité de police judiciaire aux officiers et sous-officiers des services militaires de sécurité, établissant officiellement le rôle prédominant du DRS dans la lutte anti-terroriste. Sa promulgation coïncide avec l’ouverture d’un cycle de violence accrue contre les civils, au cours duquel la pratique des disparitions forcées a nettement augmenté.

Il est important de noter que l’article 87 bis s’étend également aux citoyens vivant hors du pays : « Art.87 bis 6.- Tout Algérien qui active ou s’enrôle à l’étranger dans une association, groupe ou organisation terroriste ou subversif, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, même si leurs activités ne sont pas dirigées contre l’Algérie, est puni d’une peine de réclusion de dix (10) à vingt (20) ans et d’une amende de 500.000 DA à 1.000.000 DA ». Il s’agit d’inclure dans le champ de la répression tant les groupes armés actifs à l’étranger qu’une partie de l’opposition exilée.

De la même manière, la création d’entités échappant au contrôle du pouvoir est condamnée : « Art.87 bis 3.- Quiconque crée, fonde, organise ou dirige toute association, corps, groupe ou organisation dont le but ou les activités tombent sous le coup des dispositions de l’article 87 bis de la présente ordonnance, est puni de la réclusion perpétuelle »18. Le flou caractéristique de l’article 87 bis permet de réprimer indifféremment les organisations armées et les organisations citoyennes pacifiques.

Ainsi l’article 87 bis confirme le champ d’action de l’ordonnance du 30/09/1992. Les tribunaux d’exception ont été dissous, mais les lois qui ont sous-tendu leur création sont réintroduites et élargies à l’ensemble des tribunaux. Concrètement donc, cet article remanié généralise, banalise et institutionnalise les lois d’exception. L’objectif est à la fois d’empêcher la société de s’organiser de manière autonome et de réduire la menace des groupes armés. Les activités politiques civiles non violentes et les agissements des groupes armés sont confondus et réprimés de façon identique. Le groupe autour du général Liamine Zeroual confronté à une réalité lourde d’antagonismes ou la préservation à tout prix du régime se heurte aux intérêts des groupes de décideurs concurrents.

De Bouteflika à Tebboune : L’article 87 bis un outil pour réprimer les voix du peuple

À la fin de la décennie 1990, les généraux portent Abdelaziz Bouteflika au pouvoir. Ancien ministre des Affaires étrangères de Boumediene, il avait passé les années 1980 en exil aux Émirats arabes unis et s’était tenu à l’écart de la scène politique pendant la décennie noire. En 1999, Abdelaziz Bouteflika succède à Liamine Zeroual à la suite d’une élection où tous ses opposants se sont retirés pour protester contre les conditions d’un scrutin marqué d’emblée par la fraude.

Les deux premiers mandats de Bouteflika (1999-2004, 2004-2009) sont marqués par un constant déni de justice concernant les crimes de la décennie noire. Les textes portant sur « La Concorde Civile » (1999) et sur la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » (2005) ont clairement pour objectif l’amnistie de certains membres des groupes armés et d’interdire toute poursuite contre les agents du régime coupables de crimes19.

Dispositif clé de l’arsenal répressif, l’article 87 n’a pas connu de modification sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. Cet article à l’interprétation extensive a été utilisé pour réprimer l’opposition, notamment à partir du troisième mandat (2009-2014). L’article 87 bis 4 du Code pénal, qui criminalise « l’apologie du terrorisme », a été invoqué dans plusieurs affaires impliquant des activistes politiques ou des blogueurs. La définition du terrorisme étant fort brumeuse, cet article permet très simplement la qualification criminelle à des actes relevant de la liberté d’opinion et de rassemblement.

La détérioration de la situation sociale installe dès l’année 2010, un climat de mécontentement, des émeutes localisées sont enregistrées à travers tout le pays20. Abdelaziz Bouteflika dont l’état de santé suscite des inquiétudes depuis le début de son troisième mandat en 2009 est en réalité gravement malade depuis 2010, atteint d’aphasie dès 2013, il vit dans une résidence d’État médicalisée à Zéralda, se déplaçant uniquement en fauteuil roulant.

Les poursuites sur la base de l’article 87 bis 4 se multiplient à partir de 2011. Citons ainsi à titre d’exemple, le cas du cyber-activiste Saber Saidi21, enlevé par les services de renseignement algériens en 2012 et poursuivi pour avoir partagé sur Facebook des vidéos sur les « printemps » arabes. De même, les militants des droits de l’homme Tijani Ben Derrah et Adel Ayachi22 ont été poursuivis en 2015 pour avoir manifesté pacifiquement en faveur de la libération de détenus d’opinion. Idem pour le blogueur Abdelghani Aloui23, condamné à 7 mois de prison en 2015 pour ses activités sur les réseaux sociaux.

Cette recrudescence des condamnations politiques s’explique par un contexte international particulier. Le monde arabe est touché par une succession de mouvements contestataires massifs que la presse internationale a choisi de nommer génériquement « Printemps arabe » (2011-2012). Plusieurs régimes autoritaires de la région sont emportés par cette vague de contestation populaire et d’intervention militaire étrangère. En Algérie où une série d’émeutes secouent le pays au début de l’année 2011. Le 31 janvier, Abdelaziz Bouteflika, pour la première fois depuis son accession au pouvoir, convoque le Haut Conseil de Sécurité (HCS). Trois semaines environ après cette réunion du HCS, l’état d’urgence, en place depuis le 29 février 1992, est officiellement levé le 24 février 2011, après près de 19 ans.

Dans ce contexte, l’article 87 est utilisé comme un outil de bâillonnement et de répression pour étouffer les potentiels lanceurs d’alertes ou militants pacifiques. Le régime s’efforce d’éviter la contagion révolutionnaire. Affaibli, cette loi est le recours pour museler toutes les voix contestataires et renforcer son emprise sur les réseaux sociaux. L’objectif premier des décideurs et des chefs de la police politique étant de désamorcer tout risque de soulèvement.

Le pays vit un temps suspendu ou à l’euphorie des années de hausse des prix du pétrole succède une période d’inquiétude dans la paralysie institutionnelle et la crise économique. Alors que le pouvoir algérien prépare un cinquième mandat présidentiel pour Abdelaziz Bouteflika, un mouvement populaire voit le jour : le Hirak24. Des manifestations hebdomadaires de grande ampleur, entre 2019 et 2021, mobilisent les populations de toutes les régions du pays. Alors que dans un premier temps, l’objectif des manifestants était de contester l’invraisemblable cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, les revendications pour une ouverture politique évoluent rapidement en pointant clairement les militaires et à leur tête le DRS (police politique). Pour faire taire la grogne et mettre fin aux slogans les plus hostiles, le pouvoir organise une élection présidentielle en septembre 2019 avec pour candidats des figures du régime. C’est ainsi que l’ancien Premier ministre de Bouteflika, Abdelmadjid Tebboune, est désigné président de la République le 19 décembre 2019 à l’issue d’une consultation aussi frauduleuse que les précédentes. Les manifestations se poursuivent et la rue désavoue le nouveau résident du palais d’El Mouradia.

Le pouvoir modifie alors l’article 87 durant l’été 2021 dans le but de mettre fin à la deuxième vague du Hirak. En effet, suite à l’interruption de 2020 provoquée par la pandémie de Covid-19, les manifestations du Hirak reprennent en février 2021 dans avec de nombreuses villes à travers tout le pays. Le 30 mai 2021, lors d’une réunion du conseil des ministres, le président Abdelmadjid Tebboune approuve l’Ordonnance n° 21-08, qui apporte des modifications et des ajouts à l’Ordonnance n° 66-156 du 8 juin 1966 relative au Code pénal, principalement en ce qui concerne les mesures de répression des actes terroristes. Après trois jours de délibération, le Conseil constitutionnel a conclu que tant sur le plan formel que sur le plan substantiel, les dispositions du texte étaient conformes à la loi fondamentale de l’Algérie.

L’Ordonnance introduit deux paragraphes supplémentaires à l’article 87 bis qui définissent le crime de terrorisme ou de sabotage comme toute action ayant pour objet d’« œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ; porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’inciter à le faire, par quelque moyen que ce soit »25. Cette définition qui consacre encore une fois le flou autour de la notion de terrorisme, criminalise toute action non agréée par les appareils de l’État. Ainsi, l’opposition pacifique, telle que proclamée par le Hirak, relève de facto de l’action terroriste. À cette grossière modification, viennent s’ajouter toutes les actions énoncées dans les versions antérieures de l’article 87 également assimilées au terrorisme, telles que l’entrave à la circulation ou à la liberté de mouvement, l’occupation des places publiques. Il devient dès lors facile pour le pouvoir de fabriquer sur mesure des hors-la-loi et les hirakistes sont bien sûr les principales cibles. Le but étant d’en finir définitivement avec toute expression du peuple. Se réunir, créer des associations, même de quartier, donner des conférences, dénoncer ou publier des dysfonctionnements de l’administration, et manifester pacifiquement sont désormais des actes terroristes.

L’article 87 bis 13 institue aussi : « une liste nationale des personnes et entités terroristes qui commettent l’un des actes prévus à l’article 87 bis du présent code, et qui sont classifiées comme personne terroriste ou entité terroriste par la commission de classification des personnes et entités terroristes, appelée ci-après la commission »26. C’est ainsi que des personnes peuvent arbitrairement être classifiées comme terroristes, en dehors de toute décision de justice, sans enquête préliminaire ni possibilité de recours.

À travers cette loi, le pouvoir instaure un dispositif juridique dont le seul but est de diaboliser le Hirak en faisant des militants du Hirak des terroristes même lorsque ces derniers sont des mineurs ou des femmes âgées de plus de 65 ans. Dans la foulée et comme il est difficile de parler du mouvement terroriste Hirak, un mouvement populaire sans chef ni organigramme, deux organisations vont être principalement visées : le mouvement Rachad27 et le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie (MAK).28 Alors que Rachad a participé au Hirak sans en être une composante hégémonique, le MAK, dont la plupart des militants sont basés à l’étranger, s’est prononcé contre le mouvement populaire. Le 18 août 2021, le Haut Conseil de Sécurité, réuni par le président Abdelmadjid Tebboune, décide de classer officiellement ces deux mouvements politiques en tant qu’organisations terroristes.

En l’occurrence, l’objectif du pouvoir est sans ambiguïté : le recours à l’article 87 bis pour condamner les hirakistes en les assimilant soit au MAK soit à Rachad. C’est ainsi que les services de sécurité vont constituer d’énormes dossiers dans le but de créer de toutes pièces des réseaux terroristes fantasmés29. Pour ce faire, ils s’appuient sur les transferts de fonds ou encore les communications téléphoniques. Par ce moyen, ils visent à isoler les hirakistes et à les contraindre financièrement, d’autant plus que beaucoup d’entre eux perdent leurs emplois ou sont ostracisés en raison de leurs engagements citoyens. Ainsi, dans sa version la plus récente, l’article 87 bis sert à présenter des militants pacifiques comme des terroristes.

L’article 87 du Code pénal, âme du régime militaire

Il ressort ainsi que l’article 87 bis du Code pénal, de son évolution historique et de son utilisation, est la constante antidémocratique et antipopulaire du régime issu du coup d’État du 19 juin 1965, il concentre les principes de gouvernement d’un régime autoritaire ou l’administration de la justice n’est qu’un service soumis à l’exécutif. L’article 87 expose à la fois la nature et les limites du régime algérien. Cet élément d’analyse essentiel est rarement mentionné dans la littérature sur les droits humains en Algérie.

Bien que l’absence d’une définition mondialement acceptée du terrorisme soit notoire, de nombreux spécialistes et juristes, nationaux et étrangers, relèvent que les dispositions de l’article 87 ne sont pas conformes aux normes universelles en la matière. Selon une définition-type formulée par la Rapporteuse Spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme, pour qualifier une infraction d’acte terroriste, en accord avec les pratiques établies du droit international, trois critères doivent être simultanément remplis30 :

1. les moyens employés doivent être mortels.

2. l’intention de l’acte doit être de susciter la peur parmi une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à entreprendre ou à s’abstenir d’entreprendre une action.

3. l’objectif doit être de promouvoir un objectif idéologique.

Plusieurs actes cités dans l’article 87 bis, tels que la profanation des sépultures ou l’entrave à l’autorité publique, ne peuvent en aucun cas être assimilés à des actes terroristes. Plus gravement encore, des faits tels que l’attroupement et l’occupation des places publiques, classés par le décret 87 bis parmi les actes terroristes, relèvent des libertés fondamentales. De manière similaire, l’imprécision de formulations telles que « semer l’effroi au sein de la population et créer un climat d’insécurité, en portant atteinte moralement » ou « attenter aux symboles de la Nation et de la République » pose problème. Comment interpréter et/ou appliquer de telles dispositions lorsque le législateur ne définit ni les symboles de la nation ni le concept d’atteinte au moral des troupes ? Avec des formulations aussi larges qu’imprécises, induisant une très faible fiabilité juridique, l’article 87 bis octroie de fait un pouvoir discrétionnaire excessif aux juges.

Il apparaît ainsi que l’ambiguïté et la plasticité de la définition du terrorisme, cœur de l’article 87 du Code pénal, participent de la volonté systématique des dirigeants du régime de réprimer les expressions populaires, quelles qu’en soient les formes et les modalités. La contre-révolution qui s’est imposé à l’aube de l’indépendance a toujours instrumentalisé le droit et utilisé l’arsenal juridique pour asseoir son emprise. Au fil des multiples amendements et modifications qui touchent l’article 87, c’est la continuité du mode opératoire répressif de la junte militaire qui se manifeste dans l’arbitraire et les manipulations.

Alors qu’il leur est impossible de répondre aux engagements de la Révolution du 1er Novembre 1954, les généraux tentent de manière perpétuelle de fabriquer des ennemis intérieurs pour justifier leur autoritarisme antisocial et antipopulaire. Dans les dangereuses circonstances internationales actuelles, étouffer les expressions de la société ne contribue en rien à renforcer la sécurité et l’intégrité de la Nation. L’interdiction de tout débat politique libre, le bâillonnement des voix du peuple est l’option originelle du régime, son unique axe idéologique, entre opportunisme et démagogie, et la base de son action structurelle d’affaiblissement des capacités du pays par la marginalisation des élites. Mais l’histoire récente de l’Algérie l’atteste : on ne peut museler un peuple indéfiniment.

Notes

1 Voir à titre d’exemple : « Algérie. Il faut cesser d’invoquer de fausses accusations de terrorisme pour poursuivre en justice militant·e·s pacifiques et journalistes », Amnesty international, 28 septembre 2021.

2 Voir la communication OL DZA 12/2021 en date 27 décembre 2021, émanant de 5 mécanismes du Conseil des Droits de l’Homme (la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste; du Groupe de travail sur la détention arbitraire; de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression; du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et de la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme).

3 Houari Boumediène, « Proclamation du conseil de la révolution, 19 juin 1965 », Le Monde diplomatique, Octobre 1965, p.5.

4 Journal officiel de la République algérienne (JORA), 5année, Samedi 11 juin 1966.p.535-536

5 Parti d’opposition fondé en 1963 par Hocine Aït Ahmed.

6 « Le F.L.N. et le Front des forces socialistes ont conclu un accord  » pour mettre fin à la lutte armée  » Une étape sur la voie de la réconciliation nationale », Le Monde, 17 juin 1965.

7 Ibrahim Taha « Dossier : Le droit hors la loi – Les lois du régime », Algeria-Watch, 13 décembre 2009.

8Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum « Algérie : La machine de mort », octobre 1999.

9 Service de renseignements algérien dissous en 2015 et remplacé par trois directions générales de sécurité directement rattachées à la présidence de la République : Direction de la sécurité intérieure (DSI), Direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE) et Direction centrale de la sécurité de l’armée (DSCA).

10« Décret législatif no 92-03 du 30 septembre 1992 relatif à la lutte contre la subversion et le terrorisme », Algeria-Watch, 13 décembre 2009.

11 À titre d’exemple, 25 condamnations à mort ont été exécutées lors du procès de l’affaire de l’attentat de l’aéroport d’Alger : Khaled Satour, « Justice et violence : l’affaire de l’attentat de l’aéroport d’Alger », Contredit, 8 mars 2007.

12 Le Conseil national de transition ou CNT est un parlement transitoire installé le 18 mai 1994, dont tous les membres et sans exception sont désignés par le pouvoir.

13 Texte de l’Accord de Sant’Egidio signé à Rome le 13 janvier 1995 : https://www.monde-diplomatique.fr/1995/03/A/6228

14 Le Groupe islamique armé est une organisation terroriste créée lors de la sale guerre.

15 Salima Mellah, « Le mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation », Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004

16 Journal officiel de la République algérienne (JORA), No11, 1er mars 1995.

17 Ibid, p.7

18 Ibid, p.8

19 François Gèze & Salima Mellah. « Algérie : l’impossible justice pour les victimes des ‘années de sang’ », Mouvements, vol. 53, no. 1, 2008, pp. 150-157.

20 https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2011-01-13-Algerie

21 « Le Raddh dénonce l’arrestation de Saber Saïdi», El Watan , 1er août 2012

22 « Algérie : deux blogueurs condamnés à des peines d’emprisonnement pour « apologie du terrorisme«  », Alkarama, 28 novembre 2016.

23 Benjamin Roger, « Le blogueur algérien Abdelghani Aloui maintenu en détention provisoire », Jeune Afrique, 21 octobre 2013.

24 Pour un tour d’horizon sur le mouvement du Hirak. Voir : Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah (dir), Hirak en Algérie : L’invention d’un soulèvement, La Fabrique, 2020

25 Journal officiel de la République algérienne (JORA), No5, 9 juin 2021, p.6

26 Ibid, p.7

27 Mouvement politique créé en 2009 qui « entend œuvrer pour l’instauration d’un État de droit régi par les principes démocratiques et de bonne gouvernance ». Voir : https://rachad.org/fr/?page_id=231

28 Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) qui vise «la concrétisation du droit du peuple kabyle à édifier un État démocratique, social et laïque en faisant valoir son droit à l’autodétermination ». Voir : https://www.makabylie.org/#

29 L’un des exemples les plus frappants de ce type de manipulation reste l’Affaire d’Oran. Voir sur le sujet : A.T, « Exactions au temps du Hirak : la construction du réseau d’Oran par la police politique », Algeria Watch, 15 mai 2021.

30 Communication OL DZA 12/2021, 27 décembre 2021.

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