avril 20, 2023
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Moncef Marzouki, ancien président de Tunisie : « Kaïs Saïed est un Robespierre de pacotille »

Dans un entretien à L’Express, le premier président de l’ère post-Ben Ali, de 2011 à 2014, appelle les Tunisiens à la « désobéissance civile » pour renverser Kaïs Saïed.

Propos recueillis par Charlotte Lalanne

AFP Publié le 19/04/2023 à 12:14

Premier président de la Tunisie post-Ben Ali (le dictateur renversé en 2011), Moncef Marzouki, 77 ans, vit exilé en France. Il a été condamné à quatre ans de prison en décembre 2021 pour avoir « porté atteinte à la sûreté de l’État à l’étranger » en raison de propos hostiles au chef de l’État, Kaïs Saïed. Face à la répression sans précédent qui s’abat sur le pays depuis la révolution, il s’insurge contre ce président, un « Robespierre de pacotille » qui a « déclaré la guerre au peuple tunisien ».

  • Moncef Marzouki : Nous avons franchi un cap, ce 18 avril. Il faut écouter le discours de Kaïs Saïed le même jour, à l’occasion du 67e anniversaire de la création des forces de sécurité intérieure. Devant un parterre de policiers, il a déclaré mener « une guerre de libération nationale ». Rendez-vous compte, il parle d’une « guerre sans merci contre toute partie tentant de porter atteinte à l’État, car ils n’ont aucun patriotisme » !

Tout cela parce qu’une centaine d’opposants se réunissent pacifiquement pour refuser le retour à la dictature… Jamais nous n’avons entendu un tel discours, même du temps de Ben Ali et de Bourguiba.

Je n’ai pas cessé de le dire, en tant que médecin : Kaïs Saïed est un psychotique, enfermé dans un délire. Nous avons un paranoïaque au palais de Carthage. Un homme qui appelle à la guerre civile, qui a incité récemment à une chasse aux Noirs contre les migrants subsahariens. Maintenant, c’est la chasse à tous les partisans d’Ennahdha, et une chasse à tous les opposants. C’est gravissime. Nous ne sommes plus dans la politique, nous avons basculé dans la psychose. Kaïs Saïed est un Robespierre de pacotille ! Mais ses propos sont extrêmement graves.

-On assiste à une vague de contre-révolutions dans des pays qui avaient renversé des pouvoirs dictatoriaux : la Tunisie, le Soudan… Deux pouvoirs proches de l’Égypte. Le « modèle al-Sissi » essaime-t-il ?

  • C’est plutôt, à mon sens, le modèle chinois que voudraient imposer ces pays, sous l’influence des Etats du Golfe. Autrement dit, le développement économique contre l’abandon de toutes les libertés. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont les moyens de suivre le modèle chinois.

A contrario, dans nos dictatures en Tunisie et en Egypte, où l’économie est plombée, les dirigeants ne sont capables de donner à leurs populations ni les droits économiques ni les droits politiques. Il s’agit donc d’un échec complet. Mais les jeux ne sont pas faits. Les démocrates ont perdu une bataille, pas la guerre.

-Le président Saïed vient par ailleurs de rétablir ses relations diplomatiques avec la Syrie…

  • J’avais rompu les relations avec la Syrie en 2012. A l’époque, tous les fascistes et les nationalistes arabes me l’avaient reproché. Et nous en sommes aujourd’hui à renouer avec ce chef d’État… Il faut bien comprendre que le monde arabe est en ébullition dans une guerre qui ne dit pas son nom entre d’un côté les partisans de la restauration, qui ont tout fait pour avorter les révolutions démocratiques mais ne proposent aucune solution satisfaisante aux problèmes à l’origine de ces soulèvements (la misère, la corruption) ; et de l’autre, les démocrates. Dans les 10-20 prochaines années, nous assisterons à des affrontements terribles entre ces deux tendances.

-Pour l’instant, on ne voit pas d’alternative politique émerger en Tunisie, ni de mobilisation massive contre le président Saïed ?

  • Pour le moment. En 2010, j’étais en exil politique à Paris. A l’époque, tout le monde tenait le même discours : il n’y a pas d’alternative, la population ne bouge pas, etc.

Mais on ne voyait pas que la Tunisie était un volcan avant l’explosion. Or, les ingrédients qui ont fait exploser le volcan en 2011 sont de nouveau là. Pour l’instant, c’est le calme avant la tempête. Je ne suis pas capable de dire quand l’éruption se produira à nouveau ni l’événement qui la déclenchera mais, un jour ou l’autre, la population n’en pourra plus : les gens manqueront de blé, de farine, d’eau. Ils finiront par se soulever car ils n’auront plus le choix. Y aura-t-il, à ce moment-là, des élites politiques capables d’encadrer et de diriger ? Je crois que oui, comme c’est arrivé en 2011.

-Vous avez été le premier chef d’Etat post-Ben Ali, mais aujourd’hui une partie de la population vous tient pour responsable de l’échec de la révolution…

  • L’échec de la révolution en Tunisie est dû à des facteurs internes et externes. Il ne faut pas négliger ces derniers. A l’époque, plusieurs États arabes, essentiellement les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et, d’une certaine façon, l’Iran, ont posé leur veto contre la révolution démocratique arabe. Ils ont tout fait pour la casser. Ils l’ont fait dans une extrême violence en Syrie, avec l’aide des Russes et des Iraniens ; au Yémen ; et ils ont organisé le putsch d’al-Sissi en Égypte. En Tunisie, c’est la même chose : ils ont réussi à me faire évincer en 2014 en investissant dans une campagne calomnieuse. Par ailleurs, entre 2011 et 2014, nous avons eu affaire à des attaques terroristes, dont beaucoup ont été commandées de l’extérieur.

Cela étant, nous portons effectivement une part de responsabilité. Pendant trois ans, la population a connu la liberté mais pas le développement économique, car la machine était à l’arrêt. Quand vous avez une révolution, l’économie est en berne. On est passé de 5 millions à 1 million de touristes. Puis, la contre-révolution est arrivée en 2014 et elle gouverne depuis lors. Le parti Ennahdha [avec lequel MoncefMarzouki a gouverné, NDLR] porte une grande responsabilité dans l’échec de la révolution, car ils ont accepté de parrainer à la présidentielle de 2014 un homme, Béji Caïd Essebsi.

-Vous connaissez Kaïs Saïed, vous l’avez rencontré à plusieurs reprises lorsque vous étiez président. Que vous inspirait à l’époque ce personnage ?

  • Je connais bien la classe politique tunisienne depuis 50 ans. Cet homme n’a jamais bougé le petit doigt pour les libertés et les droits de l’homme sous la dictature de Ben Ali. Lorsque j’étais président et que nous préparions la Constitution, j’ai rencontré plusieurs constitutionnalistes, dont lui. Je serai bien incapable de vous dire ses recommandations, à croire qu’elles ne m’ont vraiment pas marqué. J’avais effacé Kaïs Saïed de ma mémoire… Jusqu’en 2019, lorsqu’il a fait campagne en se présentant comme un « Monsieur propre », anticorruption et antisystème. C’est ainsi qu’il a séduit les électeurs. La population n’a pas compris que si le Parlement ne lui plaisait pas, il fallait changer le Parlement, par supprimer la démocratie ! Malheureusement, ils ont jeté le bébé avec l’eau du bain.

-L’Union européenne a exprimé hier son « inquiétude » après -l’arrestation de Rached Ghannouchi, Paris a déploré « une vague d’arrestations préoccupantes ». Avant cela, les chancelleries occidentales s’étaient assez peu exprimées sur la dérive autoritaire en Tunisie. Pourquoi ?

  • Au cours des 50 dernières années, les démocraties occidentales ont toujours appuyé les dictatures arabes. D’abord car elles font tourner le commerce en achetant des armes, ensuite car les Européens s’imaginent que les régimes à poigne bloquent l’émigration clandestine. Quand la révolution a éclaté en 2011, j’ai eu la naïveté de croire que les démocraties occidentales les soutiendraient. Que nenni ! Tout cela parce qu’un parti islamiste a gagné les élections. Or, il y a eu un énorme malentendu sur ces victoires des islamistes : les gens n’ont pas voté Ennahdha parce qu’ils voulaient le retour à la charia mais parce qu’ils les jugeaient non corrompus.

Les Occidentaux n’ont pas accompagné la démocratisation. J’avais par exemple demandé une aide sur la dette qui plombait notre pays, cela n’a pas vraiment abouti.

A l’époque, nous faisions face à des attaques terroristes. Qui nous a donné des armes pour les combattre ? Les Turcs, pas les Américains ! Et quand al-Sissi a fait son coup d’État en Égypte, les Occidentaux n’ont pas moufté.

Malheureusement, certains continuent de croire que les pays arabes ne peuvent être dirigés que par des « hommes forts ». C’est une grande erreur. En réalité, ces dictatures ne font qu’aggraver la crise économique et sociale et forcent à l’exil leurs populations vers les pays occidentaux, nourrissant le discours haineux de l’extrême droite. En ne promouvant pas la démocratie dans nos pays, les Occidentaux mettent en danger leur propre démocratie.

-L’Italie plaide pour que le FMI accorde un prêt sans condition à la Tunisie, au bord de la faillite. Est-ce une idée dangereuse d’après vous ?

  • Oui, car la population ne profitera pas de cet argent, qui ne servira qu’à « tenir » les fonctionnaires sans relancer l’économie. Il y a une règle que j’ai expérimentée au pouvoir : en période d’instabilité politique majeure, l’économie ne redémarre pas. L’Italie pense, à tort, qu’en donnant de l’argent à Kaïs Saïed, il jouera les gardes frontières.

-La Tunisie peut-elle sortir de la dérive autoritaire en cours ?

  • Pour cela, j’invite les Tunisiens à la désobéissance civile. Il faut en finir avec ce régime.

Kaïs Saïed a trahi la confiance des Tunisiens qui ont voté pour lui sur la base d’un contrat, qu’il a déchiré. Cet homme a essayé de se bâtir une légitimité en faisant voter une Constitution par référendum le 25 juillet 2022 : l’abstention a été historique.

Puis il s’est taillé un Parlement à sa mesure : 8,8 % des Tunisiens ont voté au premier tour des législatives. Il est temps de dénoncer l‘illégitimité de ce président. L’armée, la police et la justice ne doivent plus lui obéir. Hormis la destitution de cet homme et son jugement, la Tunisie n’a aucun avenir.

AFP.COM

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