juillet 18, 2020
9 mins read

Écoutez la rue : La nouvelle transition algérienne.

Par Amel BOUBEKER. Publié en 2019

Le mouvement algérien Hirak rejette l’utilisation des anciennes méthodes sous de nouvelles formes. Comment l’armée réagira-t-elle ?
L’armée algérienne est embêtée. Depuis la destitution du président Bouteflika en mars 2019 et faute d’élites légitimes pour reprendre le relais, celle-ci a dû endosser au grand jour le rôle de décideur du pays. Non pas que la toute-puissance du commandement militaire sur les affaires civiles eut été un secret pour les citoyens, mais s’abriter derrière une façade présidentielle civile lui avait jusqu’ici permis plus ou moins éviter de devoir leur rendre des comptes. Sa seule solution pour échapper au conflit qui l’oppose à l’énorme mouvement de protestation populaire qui lui demande un transfert de pouvoir et l’établissement d’un Etat de droit ? L’organisation de nouvelles élections et la désignation d’un nouveau chef d’Etat, n’importe lequel, vite.

Les élections présidentielles annoncées par Ahmed Gaid Salah, déjà annulées deux fois sous la pression de la rue et reportées au 12 décembre 2019, ne s’annoncent cette fois pas suffisantes pour dissiper la crise. Ayant échoué à recréer une architecture politique de relégitimation de la fonction présidentielle, l’armée a créé un vide constitutionnel et idéologique qui est chaque semaine comblé par les slogans des millions de marcheurs dans l’ensemble du pays. En devenant de facto le seul lieu possible de toutes négociations pour un nouveau pacte entre gouvernants et gouvernés, le hirak a profondément bouleversé l’équilibre des forces du système politique algérien.
Au-delà de l’impasse d’élections régentées par le haut donc, tout l’enjeu d’une sortie de crise pour l’armée algérienne sera de trouver le moyen de s’accommoder des nouvelles forces d’arbitrage réclamées par les algériens tout en redéfinissant les cadres institutionnels de sa légitimité.

UNE ARMÉE AU CENTRE DE LA TRANSITION MAIS SANS PROJET DE SORTIE DE CRISE UNE ARMÉE AU CENTRE DE LA TRANSITION MAIS SANS PROJET DE SORTIE DE CRISE.

Proche de Bouteflika, Gaid Salah s’est très vite adapté au bouleversement de l’échiquier politique causé par le soulèvement populaire en positionnant l’armée comme seule institution capable de “sauver le pays”. La “rupture” avec les “mafias” de l’ancien régime devait être consacrée pas de nouvelles élections qu’il s’efforça de rendre crédibles en accusant de corruption et en jetant en prison certaines clientèles et oligarques proches de l’ancien président. Les structures de régulation économique, politique et sociale qui s’étaient mises au service des Bouteflika ont aussi été marginalisées du récit de la transition telles que le FLN (le Front de Libération Nationale, longtemps parti unique), les services de renseignements et de sécurité ou encore l’UGTA (l’Union Générale des Travailleurs Algériens, seule centrale syndicale reconnu par le pouvoir). Les discours incessants de Gaid Salah sur la nécessité des élections ont aussi réduit au silence les président et chef du gouvernement par intérim, Bensalah et Bedoui, et balayé les propositions annexes de “l’instance nationale de médiation et de dialogue” pour une sortie de crise qu’il avait pourtant lui-même encouragé.

Cette centralité du chef de l’Etat-major a certes permis à l’armée une reprise de contrôle totale des différentes ressources du pays, plus largement redistribuées ces dernières années au-delà des cercles historiques du régime par la multiplication des réseaux de corruption. Mais sans projet politique clair de Hamrouche, Ahmed Taleb Ibrahimi ou Liamine Zeroual ont ainsi refusé de prendre le risque de se présenter. De même, les partis de l’opposition validés par le régime qui promouvaient une transition négociée avec l’armée, tel que le parti islamiste du Mouvement pour la Société et pour la Paix, refusent d’avaliser le processus électoral craignant d’être sacrifiés par Gaid Salah si la pression populaire ne devenait trop forte. Enfin, faire gagner la candidature apolitique d’un membre de la société civile sans que celui-ci n’aient les moyens idéologiques de rééquilibrer l’influence de l’exécutif ne rendra pas plus aisé le retour de l’armée dans les coulisses du pouvoir.

L’hégémonie du chef d’Etat-major n’a pas non réussit à donner naissance à un leadership politique nationaliste, option qui aurait pu séduire une partie des algériens. La vraisemblance de ses appels « patriotiques » contre les supposés complots de l’étranger qui s’opposent aux élections n’ont en effet pas résister à l’humiliation nationale ressentie devant l’emprisonnement d’une centaine de détenus d’opinion politique, souvent simples citoyens participants au hirak mais aussi des héros de l’indépendance comme Lakhdar Bouregaa 86 ans, condamnés pour « entreprise de démoralisation de l’armée » ou « atteinte à l’unité du territoire national »…

LE HIRAK : LE SEUL CADRE DES NÉGOCIATIONS LE HIRAK : LE SEUL CADRE DES NÉGOCIATIONS

En l’absence de proposition concrètes par l’armée et du naufrage des institutions de l’Etat, le hirak est devenu le seul cadre possible de discussions sur la nature du changement en Algérie et le véritable animateur de la vie politique du pays. Il a donné aux citoyens un certain ascendant sur le pouvoir et ses relais en leur permettant de penser pacifiquement la rupture avec le dogme des élections présidentielles comme moyen de changer sans heurts le système de l’intérieur, croyance qui a permis à Bouteflika de briguer quatre mandats consécutifs.
Ce mouvement a également permis au peuple de dépasser le traumatisme de l’évitement du questionnement de la légitimité de l’armée héritée des années 90. En refusant de déléguer aux partis politiques la responsabilité d’influencer le pouvoir réel, en ne reconnaissant pas le gouvernement intérimaire et l’actuelle constitution comme représentatifs et en avertissant directement Gaid Salah chaque semaine qu’il n’y aura pas d’élections, les manifestants ont réussi à s’imposer au centre du jeu politique réel.

En choisissant de faire bloc dans leur diversité, les marcheurs ont aussi réussi à substituer aux thèmes imposés par les élites politiques et médiatiques (tels que celui de “la guerre des clans” ou de “la menace islamiste”) un consensus sur les fondements de l’Etat algérien qu’il souhaite voir advenir. On peut citer entre autres l’affirmation du pluralisme ethnique et religieux (en écho à la tentative de l’armée de présenter la culture berbère comme élément perturbateur de l’identité nationale), de la participation égale de la femme, de la souveraineté nationale économique (en dénonçant la corruption et plus récemment la loi sur les hydrocarbures), du respect de la liberté d’expression (en soutenant les associations de prisonniers d’opinion et en réclamant leur libération), du refus des soutien des puissances étrangères au régime (un des slogans recommandant d’aller “organiser des élections aux Emirats”), et de la solidarité entre algériens (en reprenant ensemble les mêmes mots d’ordre dans l’ensemble du pays et au sein des diasporas algériennes dans le monde).

Signe de son enracinement dans la société algérienne, les actions inspirées du hirak débordent de plus en plus des marches hebdomadaires. Des bureaux de votes ont été fermés afin d’empêcher les élections de s’y tenir. Les manifestations devant le parlement et autres institutions se multiplient. Des personnels des mairies, le corps professoral et l’union nationale des avocats ont refusé de surveiller le scrutin. Les appels à une grève générale, approuvés par divers syndicats (indépendants) de la fonction publique, et le corps des magistrats a lancé une opération de boycott des tribunaux qui a paralysé le pays.

Que les élections aient lieu ou non, cette amplification du hirak comme garant central de la légitimité du processus de transition devrait renforcer les demandes des protestataires pour une vraie réforme des institutions algériennes et en particulier du rôle que pourra y tenir l’armée.

L’URGENCE D’UN COMPROMIS SUR LA REDISTRIBUTION INSTITUTIONNELLE DU POUVOIR POLITIQUE

On l’a vu, il est peu probable qu’une transition aussi contestée ne permette au régime de revenir au statu quo des années Bouteflika s’articulant autour d’une armée au-dessus du dialogue avec le peuple, un président bureaucrate, des partis cooptés et sans base et un parlement rentier sans lien aucun avec les citoyens. Cette configuration ne permettra pas en effet de résoudre la question de l’exclusion des citoyens qui continue de jeter des millions de personnes dans la rue. C’est donc la question de la cohabitation institutionnelle des anciennes et nouvelles forces d’arbitrage qu’il faut résoudre pour espérer une sortie de crise.

Pour cela, il faut d’abord clarifier la question de la rupture avec les figures de l’ancien régime et leurs pratiques autoritaires. Du côté de l’armée, un nombre croissant de hauts gradés s’agacent que la crédibilité de leur institution comme garante de la sécurité du pays soit mise à mal par les fréquents réquisitoires de Gaid Salah contre le peuple. La question d’une possible répression à grande échelle reste en effet taboue pour ceux d’entre eux qui ont été impliqués dans la guerre civile des années 90. Rétablir la légitimité de l’armée comme une institution centrale passerait donc en premier lieu par le fait de solder cette posture d’affrontement avec le hirak pour l’imposition d’un nouveau président.

Pacifier le dialogue, c’est précisément ce qu’ont essayé de réaliser les multiples commissions proches du hirak en proposant des feuilles de routes qui posent comme préalables à toute négociation la démission du gouvernement intérimaire et la consécration de la liberté de manifester des algériens. Bien que louables, ces initiatives ont échoué à nouer un dialogue politique avec les décideurs réels du pays, car elles supposent que la légitimité du pouvoir tient à sa volonté propre de se réformer.

La persistance du hirak dans son slogan le plus entendu “Non à un Etat militaire”, rappelle que ce qui est en jeu, ce n’est pas la consécration d’un pacte transitionnel sur le partage du pouvoir mais une renégociation même de la nature du pouvoir politique et des règles du conflit en partant du rapport de force réel. Cela ne peut se faire qu’en espérant moins des appels à la bonne volonté des élites gouvernementales et militaires et en se focalisant plus sur l’émergence d’initiatives locales annexes au hirak. Depuis le début du mouvement, des comités citoyens de concertation pour une nouvelle constitution (l’actuelle donnant pleins pouvoirs au prochain président) ou pour l’organisation de comités d’élections d’une assemblée constituante ont en effet vu le jour. Pour l’instant limitées, ces initiatives traduisent une volonté d’autonomisation institutionnelle qui pourrait être renforcée par l’imposition d’une figure présidentielle.

DES NÉGOCIATIONS NATIONALES QUI DOIVENT ÊTRE MIEUX COMPRISES PAR LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE

Un tournant plus pragmatique des actions du hirak dans les mois à venir pourrait avoir des conséquences majeures sur le positionnement des partenaires internationaux de l’Algérie. La probabilité de grèves générales, notamment si celles-ci touchent le secteur des hydrocarbures, les appels à la solidarité internationale pour la libération des prisonniers d’opinion, la lutte contre les réseaux internationaux de corruption par les diasporas et la pression sur les ventes d’armes et la coopération sécuritaire internationale impliquent d’ores et déjà bel et bien la communauté internationale.

Le rejet par les algériens de toute interférence étrangère est réel. Il ne doit pas empêcher les partenaires internationaux de mieux comprendre la question centrale de la traduction institutionnelle des négociations pour la supervision de la transition. Seule une connaissance plus fine des enjeux, loin des questionnements habituels liés aux « risques terroriste et migratoire » ou du soutien d’une partie contre une autre pourra redonner de la crédibilité à l’intérêt des acteurs internationaux pour la stabilité future du pays.

The European Council on Foreign Relations does not take collective positions. This commentary, like all publications of the European Council on Foreign Relations, represents only the views of its authors.

Amel  Boubekeur

Amel Boubekeur researches at the EHESS. Her research focuses on Maghreb countries politics, democratization in the Arab world, Euro-Arab/US–Arab relations, and Islam in Europe. She has been a research associate at the Doha Institute for Graduate Studies and the Centre Jacques Berque, a non-resident fellow at the German Institute for International and Security Affairs (SWP-Berlin), a visiting fellow at the Brookings Doha Center, a resident scholar at the Carnegie Middle East Center in Beirut and the head of the Islam and Europe Programme at the Centre for European Policy Studies in Brussels. She is the author of « Whatever Happened to the Islamists?, » « European Islam: The Challenges for Society and Public Policy, » and « Le voile de la mariée ».

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Article précédent

La prudence face à la pandémie

Article suivant

السجن 18 شهراً لإبراهيم لعلامي أحد رموز الحراك في الجزائر

Aller àTop