Essaid Aknine. Activiste politique et militant des droits de l’homme : Une médiation sérieuse permettra de réunir les conditions d’apaisement pour mener une transition sereine
El Watan SAMIR GHEZLAOUI 31 MAI 2019
En tant qu’activiste politique de longue date dans l’immigration, comment avez-vous accueilli le mouvement du 22 février ?
Avant d’aborder votre question, permettez-moi de rendre hommage à mon frère Kamel Eddine Fekhar, à lui souhaiter le repos éternel et à présenter à sa famille mes sincères condoléances. Cet infatigable militant est mort pour avoir aimé son pays. Ceux qui ont programmé sa mort sont des criminels qui doivent répondre de leur responsabilité dans ce crime «devant Dieu, le peuple et l’histoire».
Pour revenir à notre sujet, le formidable coup d’accélérateur donné à l’histoire par le peuple algérien, nous l’avons accueilli avec beaucoup d’enthousiasme, d’espoir et de fierté. Je rappelle juste que ce mouvement n’est pas né du 22 février. Il est le résultat des luttes de plusieurs décennies contre un régime despotique, liberticide et anti-démocratique. Un cumul de traumatismes et de conscience politique acquise a fait qu’il y a eu basculement à travers, d’abord, la manifestation à Kherrata (16 février, ndlr), puis, avec ce qui s’est passé à Khenchla (19 février, ndlr).
L’image de quelques citoyens décrochant le portrait géant de Bouteflika de l’immeuble de la mairie, tout en préservant l’emblème national qui était accroché à côté du portait, a fait le tour du monde. Elle a été l’étincelle qui a déclenché ce que nous appelons, aujourd’hui, la révolution du Sourire.
Le lendemain, nous avons organisé un rassemblement à Paris et le collectif «Libérons l’Algérie» a vu le jour. D’ailleurs, je tiens à rendre hommage aux membres et aux différentes structures de ce collectif qui, depuis plus de trois mois, font un travail de mobilisation et d’organisation des plus efficaces, notamment sous forme de rassemblements chaque dimanche en France pour appuyer ceux du vendredi en Algérie.
Par la suite, les Algériennes et les Algériens se sont mis en mouvement dans plusieurs pays du monde. A ce titre, je dois rappeler que la mobilisation de la communauté algérienne où qu’elle se trouve est d’une importance stratégique.
Elle permet de susciter le soutien des peuples et de montrer que les Algériennes et les Algériens sont pacifiques, généreux, aiment la vie et ont beaucoup d’amour à donner aux autres. Ils aspirent seulement à vivre dignement, à voir leur pays se relever et se donner les moyens de sortir de son impasse historique.
Depuis l’exil, quels sont, selon vous, les acquis les plus importants de la révolution du Sourire jusqu’ici ?
Il me semble que le plus important des acquis de ce mouvement, c’est d’avoir brisé le mur de la peur. Auparavant, il se disait que la guerre contre les civils avait fini par casser tous les ressorts de lutte au sein de la société algérienne, que l’Algérien d’aujourd’hui avait perdu tout rapport avec sa patrie, qu’il ne vivait plus son algérianité comme l’ont vécue ses illustres aînés.
Il se disait aussi que les algériens avaient perdu le sens du vivre-ensemble, qu’ils avaient, tout simplement, renoncé à vivre. La violence peuplait leur quotidien. Ils n’étaient plus que des êtres physiques dépourvus de toute capacité de faire valoir leur intelligence collective et de faire émerger leur conscience politique et sociale. Et voici que l’être algérien renaît de ses cendres et qu’il offre au monde à admirer le meilleur de ce qu’il recèle.
Un autre acquis : la libération de la parole et la reconquête de l’espace publique. Aussi, nous assistons à la réhabilitation du politique, c’est-à-dire de cet être collectif porteur d’une conscience politique et sociale, d’un génie stupéfiant de création : le peuple !
En se mettant en mouvement, il a donné une nouvelle vie à l’unité nationale et a permis de construire un nouveau rêve algérien. Il a permis à l’Algérien de retrouver l’envergure humaine des différentes dimensions de son être. La révolution du Sourire a, également, montré que le combat pacifique est possible, que l’on peut se battre pour des causes justes et que ces causes peuvent triompher sans violence.
A l’évidence, le régime multiplie les manœuvres pour faire échouer cette révolution. Mais tant que le peuple est mobilisé, uni et pacifique, la marge de manœuvre des décideurs reste réduite.
Et que reste-t-il à faire dans ce sens ?
Il nous reste à travailler sur des questions de fond comme l’égalité entre l’homme et la femme, les libertés démocratiques, la nécessité de construire une identité citoyenne transcendante, la justice sociale, la création et la répartition équitable des richesses, l’«algérianité» de l’Algérie, la place du religieux dans l’espace public, la définition de l’Etat et de son espace régalien, la définition de la «nation» et du «citoyen».
Il nous faut aussi travailler sur la définition du régime actuel pour nous en débarrasser, celle du système de l’exercice du pouvoir pour ne plus tomber dans des erreurs politiques semblables à celles qui ont été déjà commises, et celle de la culture totalitaire ou autoritaire du système pour nous métamorphoser démocratiquement.
Toutes ces questions, parmi tant d’autres, doivent figurer dans le projet national de la nouvelle Algérie, au cœur duquel nous pouvons inscrire une «charte de l’éthique». Autour de cet idéal doivent être constitués des pôles de convergence qui permettront d’instaurer des mécanismes de médiation.
Dans ces conditions, nous pourrons construire un consensus qui puisse permettre à la société de porter ce projet et de dégager des médiateurs. Comme vous pouvez le constater, je parle de médiateurs et non de représentants.
Pourquoi donc ?
Parce que le représentant doit avoir la légitimité d’un mandat accordé par tout un peuple. Or, dans les conditions actuelles, nul ne peut prétendre représenter l’ensemble des Algériennes et des Algériens.
Le médiateur, quant à lui, n’a pas cette obligation. Par contre, il doit être intègre, totalement indépendant, jouissant d’une culture populaire intériorisée et d’une culture savante acquise, ayant le sens du devoir national, de la responsabilité historique et une culture politique de l’Etat lui permettant d’être une force de propositions. D’ailleurs, de son côté, l’institution militaire peut aussi désigner des médiateurs n’ayant aucun lien avec les cercles claniques du régime.
Car l’armée a aussi besoin de se libérer d’une hiérarchie tellement impliquée dans la corruption qu’elle met le pays à la portée de l’ingérence étrangère. Je rappelle, à ce titre, qu’un appel a été lancé pour la création d’une instance nationale de médiation. Une telle proposition, nous devons la soutenir et faire en sorte qu’elle réussisse.
Pour rester sur ce point, il s’agit justement d’une révolution sans leader. Mais des profils, à l’instar du vôtre en France, se sont imposés grâce à leur verve sans toutefois dégager une structure représentative. Avez-vous réfléchi, notamment dans le cadre du collectif Libérons l’Algérie, à une solution concrète pour la créer ?
Comme je viens de le dire, il nous est possible et préférable de travailler plutôt en faveur de l’instauration de mécanismes de médiation, y compris avec l’institution militaire, autour du nouveau «projet Algérie». Une médiation sérieuse permettra de réunir les conditions d’apaisement pour mener une transition sereine. Elle aidera aussi l’institution militaire à se retirer graduellement du champ politique.
Qu’en est-il des propositions de notre communauté établie à l’étranger pour aller vers une période de transition ?
Je pense qu’il y a consensus autour des mesures d’apaisement à prendre. Il s’agit, entre autres, de libérer tous les détenus d’opinion, de libérer le champ médiatique, de cesser toute arrestation, répression et intimidation des manifestants, de mettre un terme immédiatement aux campagnes de désinformation et de diabolisation menées sur les réseaux sociaux, de cesser les discours belliqueux, etc.
Mais, avant tout, les décideurs au sein du régime, dont le chef d’état-major de l’ANP, Gaïd Salah, doivent comprendre que la supercherie du «vide constitutionnel» est loin de tromper les Algériennes et les Algériens. Ils doivent aussi comprendre que l’Algérie d’aujourd’hui n’est plus celle d’avant le 22 février. La crise du régime n’est pas la crise de l’Algérie.
La révolution du Sourire n’est pas la cause de la crise algérienne ; elle en est le remède ! Une fois les mesures d’apaisement prises, il sera possible d’aborder le volet technique de la transition avec des mécanismes à définir lors des négociations.
Personnellement comment voyez-vous cette question ?
Je pense qu’il est possible d’aller vers l’installation d’une instance présidentielle composée de personnalités nationales intègres et n’ayant servi le régime ni sous l’Etat-DRS ni durant l’ère Bouteflika. Les membres de cette instance auront le devoir de s’engager à travailler pour l’aboutissement dudit «projet Algérie», à respecter les principes démocratiques qui auront été définis au préalable et à ne pas se présenter dans les échéances électorales à venir.
Elle aura à œuvrer à l’installation d’un gouvernement provisoire constitué de compétences nationales indépendantes. Ce gouvernement aura deux rôles à assurer : la gestion des affaires courantes et la définition d’un calendrier pour un processus aboutissant à l’élection d’une Assemblée constituante. En tout cas, la transition doit, essentiellement, être politique, juridique et économique.
Ce n’est qu’à travers ce processus constituant que la question de la légitimité sera prise en charge. Ainsi, une Constitution définissant l’Etat, la nation et le citoyen sera présentée au peuple. Une fois ce texte fondamental adopté via un référendum, il nous sera possible d’aborder les échéances électorales pour une institutionnalisation progressive du système de l’exercice de la souveraineté.
Pour ce faire, un large consensus au sein de l’opposition autour d’une feuille de route unique serait-il suffisant pour faire plier Gaïd Salah et l’état-major de l’armée à la volonté populaire ?
Ne l’oublions pas, l’élément stratégique majeur dont dispose le peuple actuellement, c’est sa mobilisation. Tant qu’elle est nationale, unitaire et pacifique, elle permet au peuple de garder l’initiative. De son côté, incapable de se projeter, le régime multiplie les diversions et les tentatives de division qui l’enlisent dans le ridicule. Autant dire que le régime est dans la préhistoire de la conscience citoyenne des Algériennes et des Algériens.
Alors, tout en ayant le souci de s’organiser, ne brusquons pas les choses. Aussi, nous devons œuvrer à la promotion de la culture de l’écoute et du compromis. Des propositions de sortie de crise ont été émises, des initiatives – comme celle de l’organisation d’une conférence nationale par le collectif de la société civile algérienne pour une transition démocratique et pacifique – sont en cours. Par ailleurs, des acteurs politiques et des intellectuels ont rendu publiques de précieuses contributions.
Maintenant, il nous appartient de réunir les conditions de convergence de toutes ces initiatives et contribution autour du même projet.
Ensuite seulement, le volet technique d’une feuille de route à mettre en place viendra pour permettre d’aller vers l’instauration d’une République algérienne réellement démocratique et effectivement sociale.