avril 30, 2021
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Exactions et tortures au temps du Hirak algérien : le cas d’Ibrahim Daouadji

AT, Algeria-Watch 30 avril 2021

Ibrahim Daouadji, âgé de trente-huit ans, marié et père d’un garçon de quatre ans, est enseignant à Mostaganem (nord-ouest de l’Algérie). Son histoire, loin d’être un cas isolé, est celle du calvaire que subissent nombre de militants politiques algériens non violents qui dénoncent la dictature et s’opposent à elle. Algeria-Watch a publié le 2 avril 2021 le témoignage de son engagement dans le Hirak.

En 2019 et 2020, outre la prison, Ibrahim Daouadji a été victime d’enlèvements et de tortures par les « force de sécurité », notamment au sein du fameux « Centre Antar », caserne à Alger de la police politique, la DGSI (anciennement Sécurité militaire, puis DRS). À sa sortie de prison, suite aux sévices, aux privations et à deux grèves de la faim, Ibrahim Daouadji a développé un ulcère gastrique et, outre un psoriasis, souffre d’une grave hernie discale. Surveillé en permanence, harcelé et condamné à de multiples reprises à payer des amendes, il a d’abord décidé de ne plus passer la nuit dans son domicile avant de fuir le pays. Aujourd’hui, sa famille est devenue la cible de la machine judiciaire et extrajudiciaire.

Lors d’une des arrestations, le fils de Daouadji, âgé alors de trois ans, a été séquestré pendant huit heures au commissariat sans boire ni manger et a assisté aux violences et humiliations subies par son père. Souffrant toujours de ce traumatisme, l’enfant entre en crise de panique à chaque fois qu’il croise un homme en uniforme. L’épouse d’Ibrahim Daouadji a perdu l’enfant qu’elle portait au moment de la disparition de son mari, détenu au secret par la DGSI.

Ibrahim Daouadji a participé régulièrement aux marches du Hirak et il est très actif sur la toile à travers ses lives sur les réseaux sociaux et ses écrits (voir sa page Facebook). Il a été condamné à deux reprises à des peines de prison ferme, à de la prison avec sursis et contraint de payer en plus de très substantielles amendes d’un montant de 1 500 000 DA, un peu plus de quatre-vingts fois le revenu minimal en Algérie (18 000 dinars).

Arrestation du 11 octobre 2019

Le 11 octobre 2019, se rendant à un sit-in devant la mairie de Mostaganem, accompagné d’un ami et de son fils de trois ans, Ibrahim Daouadji remarque deux voitures de la BRI (Brigade de recherche et d’investigations). Tentant de fuir cette menace, il est rattrapé et jeté à terre avec son fils dans ses bras. En essayant de se dégager, un agent de la BRI lui envoie une décharge de pistolet Taser dans la gorge. Il est alors emmené au commissariat du VIIe arrondissement de Mostaganem.

Ibrahim Daouadji ayant refusé de confier son fils aux agents de police, le petit garçon est resté avec son père pendant dix heures environ, à partir de 9 heures du matin, dans une salle d’attente du commissariat. Ce n’est qu’à 19 heures que le père d’Ibrahim Daouadji a pu avoir l’autorisation du procureur de récupérer l’enfant. À un agent à qui Daouadji a demandé vers midi de donner à boire et à manger à son fils, celui-ci a répondu : « Nous aussi sommes à jeun. »

En fin de journée, il est transféré au commissariat du Ve arrondissement. Déshabillé pour la fouille, puis placé en garde à vue, il est enfermé en isolement dans une cellule de deux mètres sur deux. Les policiers, qui ne lui ont pas restitué ses vêtements, retirent même les palliasses et les couvertures pour l’obliger à dormir à même le sol. Vers 19 h 30, Ibrahim Daouadji demande à un agent de police dénommé Guerafat que ses droits soient reconnus, notamment au titre des articles 37 et 51 bis du code pénal et réclame de passer une communication téléphonique pour rassurer sa famille. Sommé de se taire, il a continué à revendiquer ses droits et c’est là que l’agent Guerafat l’a violemment poussé contre la grille de la cellule et, aidé par un autre collègue, un lieutenant de la brigade de cybercriminalité appelé Hakim, ils l’ont fait tomber à terre.

L’officier de la cybercriminalité a battu le prisonnier et a menacé d’utiliser le Taser : « Si tu ne te tais pas, on va te le mettre entre les jambes et verser de l’eau sur toi comme ça tu passeras la nuit à trembler de froid » (il s’agit d’une forme bien connue de torture en Algérie). Ibrahim Daouadji a reçu de nombreux coups de pieds chaussés de rangers au niveau des reins, suivis de gifles, de coups de poings et de pieds sur les parties génitales. Déchaînés, ces fonctionnaires l’ont à plusieurs reprises passé à tabac. À tel point qu’un détenu dans une cellule voisine s’est mis à hurler. Un des policiers l’a attrapé par la barbe à travers les grilles de la cellule avec forces injures et menaces : « Je vais t’arracher ta barbe à la main. »

À 7 heures du matin, les détenus ont été sortis à tour de rôle pour être examinés par le docteur Kotni, qu’Ibrahim Daouadji a reconnu, car ce médecin exerce au CHU de Mostaganem. La prétendue visite médicale s’est déroulée dans le bureau des interrogatoires où le docteur Kotni, plutôt que de procéder à des examens, ne faisait que remplir à l’identique le même formulaire. Ibrahim Daouadji a vivement protesté en exhibant ses blessures, enlevant même son pantalon pour qu’il constate les hématomes et lui signaler qu’il avait été sauvagement battu au niveau des jambes. Ibrahim Daouadji apprendra avec consternation au tribunal que le rapport d’expertise médicale le concernant était vide et portait la mention « RAS » (rien à signaler), comme pour tous les détenus présentés ce jour-là. Mais contrairement aux autres détenus, il n’a bénéficié d’aucune prise en charge médicale, les policiers ayant refusé de l’emmener à l’hôpital de Mostaganem. Il est utile de préciser que des caméras de contrôle filment en permanence ce qui se déroule à l’intérieur du commissariat.

À la suite des violences subies, Ibrahim Daouadji a boité pendant quatre jours y compris quand il a été présenté au procureur avec des plaies au visage et au cou, l’œil très enflé et les vêtements déchirés. Durant toute sa garde à vue il a été maintenu dans la même cellule, dormant à même le sol, jusqu’à sa présentation devant le procureur. Au tribunal, les six avocats présents ont montré les traces plus que visibles des sévices endurés par Ibrahim Daouadji, mais la demande d’un examen médical est restée vaine. Les défenseurs se sont adressés au procureur : « Regardez l’état dans lequel il se trouve : il est blessé et ses vêtements sont déchirés, au moins accordez-lui une contre-visite. » Le procureur a refusé d’écouter cette supplique, répondant abruptement : « Vous verrez cela avec le juge, ça ne me concerne pas. »

Daouadji a cité alors les noms des personnes qui l’ont torturé : « C’est l’officier Guerafat et l’officier de la cybercriminalité qu’on appelle Hakim qui m’ont frappé. » Le procureur n’a rien voulu entendre en déclarant en guise de non-recevoir : « Ne me raconte rien, je ne te reconnais pas. » Le lendemain, Daouadji a été conduit devant un juge d’instruction qui lui a lu un procès-verbal élaboré à partir de fausses déclarations. Les avocats ont insisté sur les tortures subies, mais le juge a répliqué : « Parlez-moi des faits, pas de ce qu’il y a ou il n’y a pas. » À la suite de quoi les avocats ont répondu : « Justement, il s’agit de faits avérés : regardez dans quel état il est, regardez ses vêtements déchirés. » Le juge s’est contenté de répliquer : « Mais je ne peux pas ordonner une contre-visite, je me réfère au certificat médical tel que présenté par le médecin du CHU qui mentionne “RAS”, il n’a rien ! »

Le juge l’a condamné à trois mois de prison avec sursis et 500 000 dinars d’amende, comme ceux qui ont été arrêtés le même jour ; tous les autres ont été relâchés, sauf lui. Il a été gardé en détention pour être jugé à propos d’une « autre affaire », sans que soit précisée laquelle. On apprendra qu’il s’agissait exactement de la même affaire pour laquelle il venait d’être jugé (un dossier photocopié avec les mêmes questions), d’où un mandat de dépôt. Traité comme un criminel, il a été transporté à la prison par les CRS dans une voiture banalisée aux vitres teintées. Durant tout le trajet, il a été brutalisé et obligé à garder sa tête entre les jambes avec les mains derrière le dos, le chef lui donnant des coups de poing, suivis d’injures, d’atteintes à son honneur et d’obscénités.

En prison, jugé deux fois à propos de la même affaire, Daouadji a entamé une grève de la faim qui a duré trente-trois jours. Il a été incarcéré quatre mois de plus à la prison de Mostaganem jusqu’au 27 janvier 2020, jour de sa libération.

Les arrestations du 3 et du 16 mars 2020

Le 3 mars 2020, Daouadji est interpellé à Alger par des policiers en civil alors qu’il se trouvait avec son frère au restaurant après avoir participé à la marche des étudiants. Emmené à la brigade de gendarmerie de Bab Jdid, il a été interrogé de 15 à 19 heures par des agents qui l’ont frappé aux jambes avec un bâton. L’un d’eux l’a directement menacé : « Regarde bien ce bâton, tu crois que je vais te frapper avec ce bâton ? Non, je vais te l’enfoncer dans le cul. » Libéré le soir même, Daouadji a fait un live Facebook sur ce qui s’est passé, seul élément figurant dans le dossier judiciaire qui sera utilisé contre lui suite à une nouvelle arrestation à Mostaganem, le 16 mars.

Ce jour-là, tôt le matin, alors que Daouadji se trouve dans sa voiture, il est bloqué par des voitures banalisées d’où sortent des hommes qui essaient d’ouvrir sa portière. Daouadji parvient à leur échapper et filme sa fuite tout en dénonçant la tentative d’enlèvement. Le live sera vu par des milliers d’Algériens. Mais il finit par être arrêté et extirpé de sa voiture. Il est alors conduit, les mains menottées derrière le dos et la tête maintenue baissée, au sinistre CTRI de la police politique à Oran (Centre Magenta) situé dans une villa sans signes distinctifs. De là, il est enfermé dans le coffre d’un 4×4 avec une cagoule sur la tête et transporté de centre en centre, jusqu’à Chlef. Arrivé dans un endroit isolé, il est mis à genoux face à des policiers armés de Kalachnikov. Daouadji croit sa dernière heure venue, car il s’agit d’une technique usuelle de torture en Algérie.

Mais deux voitures viennent ensuite le chercher et l’emmènent vers Alger. Dès son transport, il subit les pires tortures morales et physiques. Un agent demande à son collègue : « As-tu des préservatifs, ce soir j’ai envie de me taper un cul ? » Une fois arrivé au Centre Antar de la police politique, il est déshabillé et contraint à rester dans la cour pour l’humilier. Il sera privé de sommeil durant de longues heures. Enfermé dans une cellule sans toilettes, il n’en sort que pour être interrogé. Il est à chaque fois battu et malmené, insulté à chaque réponse jugée non satisfaisante par ses tortionnaires. On lui inflige des sévices et des postures humiliantes, ce qui l’a grandement affaibli. Durant trois jours et trois nuits, Daouadji a eu peur de manger la nourriture qui lui était présentée. Parmi les pressions psychologiques, il cite les propos d’agents du DRS à propos de sa mère et de sa femme. Il apprendra à sa sortie de prison que sa femme a fait une fausse couche en raison des pressions subies, de l’état de son fils et du stress provoqué par l’ignorance du sort de son mari.

Le mercredi 18 mars à 17 heures, Daouadji est présenté au commissariat de Sidi M’hamed à Alger. Le procureur demande à le voir le lendemain. Les avocats, à leur tête Me Zemit, ont exigé d’emblée une expertise médicale tant les marques et signes de tortures étaient évidents. Le procureur a rejeté cette requête alors que Daouadji crachait du sang au moment de cette présentation. Il finira par être extrait du Centre Antar pour être incarcéré à la prison d’El Harrach. La plainte pour kidnapping déposée par les avocats est restée sans suite.

Le 2 avril 2020, il a été condamné à une peine de six mois de prison pour « atteinte au moral de l’armée ». Le 17 mai suivant, il a été acquitté en appel de ce premier chef d’accusation et condamné à deux mois de prison pour atteinte à l’« unité nationale ». Il a été libéré le lendemain. Depuis, en fuite et dans la clandestinité, Ibrahim Daouadji a été contraint de quitter le territoire national. Restée en Algérie, sa famille subit toujours d’énormes pressions de la part de la police politique.

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